Enquête sur la crise financière des Caisses d’épargne 4. Opération à hauts risques en faveur de Lagardère

31/01/2008Par

Du « capitalisme de la barbichette » au « capitalisme de connivence », le système économique français est, de longue date, affublé de nombreux sobriquets. Ceux-ci soulignent souvent un trait distinctif : même s’il s’est converti aux règles anglo-saxonnes, le capitalisme hexagonal est moins transparent que d’autres. Et si c’est le plus souvent le marché qui commande, il reste que la politique génère des interfèrences. Ainsi y-t-il à Paris des banques d’affaires. Mais il y a aussi des « banques d’influence ». C'est de cette manière que les banquiers désignent les établissements qui acceptent de rendre des services, petits ou grands, aux hommes politiques ou aux hommes d'affaires de premier plan.
 
Est-ce dans cette catégorie qu’il faut classer les Caisses d’épargne ? En tout cas, Charles Milhaud, le président du directoire de la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE), est un banquier qui sait se rendre utile. Depuis le début des années 2000, il a multiplié les aides aux journaux qui lui demandaient des subsides. A la demande du ministre des finances, Laurent Fabius, il a aidé à la recapitalisation de L’Humanité : le 15 mai 2001, les Caisses d’épargne ont participé à la création de la Société Humanité Investissements Pluralisme, aux côtés de Hachette (groupe Lagardère) et de TF1, laquelle société commune est entrée au capital du journal communiste à hauteur de 20 %. Dans le même mouvement, l’Ecureuil a apporté aussi des subsides à La Croix.

Dans le cas du journal Le Monde, Charles Milhaud s’est encore plus investi. Disposant depuis plusieurs années d’un conseiller secret, en la personne d’Alain Minc, le président du conseil de surveillance du journal, le patron de l’Ecureuil a accepté de venir au secours du groupe de presse, en 2003, en souscrivant aux obligations renouvelables en actions (ORA) émises par le groupe de presse à hauteur de 5 millions d’euros, mais à la condition que cela ne se sache pas. Une solution de portage des ORA du Monde souscrites par la CNCE a donc été organisée grâce au géant français de la réassurance, la SCOR, dont le patron est Denis Kessler, l’ancien numéro deux du Medef.

 La CNCE est donc coutumière de ce genre de pratique, rendant, quand elle le juge utile, les services qu’on lui demande. Mais en 2006, ce système va s’emballer. Car pour rendre service au groupe Lagardère – et à l’Elysée qui fait fortement pression en ce sens -, la CNCE va prendre des risques plus importants, très au-delà de ce qu’autorisent ses procédures internes. Pour mesurer le risque encouru par l’Ecureuil, il suffit de prendre connaissance du procès-verbal du comité des risques de la CNCE, en date du 17 mars 2006, dont MediaPart à obtenu une copie [document 1, document 2, document 3, document 4]. Dans le souci de bien interpréter ce document, nous l’avons soumis à trois experts français du secteur bancaire, réputés pour leur sérieux, qui nous ont tous dit leur stupéfaction devant cette opération de vente à terme des titres EADS pour le compte du groupe Lagardère (figurant parmi les principaux actionnaires du géant européen de l'aéronautique). Stupéfaction parce que la décision de la CNCE ne répond à aucun des critères habituels de la profession.

 D’abord, le moment choisi laisse perplexe. Nous sommes en mars 2006, c’est-à-dire au moment précis où la CNCE, après avoir violé son pacte d’actionnaires avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), s’est lancée dans la création de Natixis avec les Banques populaires. Oser se lancer dans une aventure financière avec les titres Lagardère à ce même moment relève donc d’un pari risqué. Approchées au même moment par la banque Lazard et l’Elysée, d’autres banques, dont les Banques populaires, refusent sur le champ la même proposition.

 La CNCE, elle, se lance dans l’aventure. En sachant pertinemment que l’opération porte sur des montants très supérieurs à ceux autorisés par ses procédures internes. Même si le document, signé par Charles Milhaud, n’en fait le constat que de manière elliptique, les chiffres évoqués en attestent. Le comité des risques rappelle d’entrée que les « limites actuelles » des engagements de la CNCE ne doivent pas dépasser « 255 millions d’euros ». Or, « la présente demande, ajoute le « PV », s’élève à 1,8 milliard d’euros, portant l’exposition potentielle à 2,55 milliards d’euros, soit 8,8% des fonds propres consolidés du Groupe Caisses d’épargne ». En clair, l’opération risque de conduire la CNCE à accepter des engagements dix fois supérieurs aux limites fixées dans ses procédures internes (de 255 millions à 2,55 milliard). 

« Au vu de ces seuls chiffres, stupéfiants, n’importe quel banquier referme sur le champ le dossier », dit un professionnel. Le comité des risques de la CNCE, lui, recommande seulement d’abaisser le montant de l’opération « à 1,3 milliard d’euros à trois mois », ce qui reste toujours très au-dessus des limites autorisées. Le feu vert donné à l’opération est d’autant plus surprenant que la CNCE est dans l’opération à un double titre : elle est à la fois l’arrangeur du montage, au travers de sa filiale Ixis, et en même temps, elle est un investisseur - ce qui est contraire aux bonnes pratiques professionnelles.

Deuxième révélation apportée par ce « PV » : on découvre que IXIS-CIB, la filiale de la CNCE qui mène l’opération, « ne disposera d’aucune garantie accordée par Lagardère ou un tiers (…) et notamment pas de nantissement des actions EADS ». Selon les trois banquiers que nous avons consultés, cette modalité est, elle aussi, contraire aux règles du métier. Jamais une banque ne se lance dans une aventure aussi risquée sans obtenir en contrepartie une garantie, qui, le plus souvent, prend précisément la forme d’un nantissement des titres.

 Troisième révélation : un dispositif technique passablement complexe prévoit qu’un profit généré par une appréciation du cours d’EADS profitera au groupe Lagardère mais, qu’en cas de baisse, le coût en sera supporté par la CNCE. Enfin, quatrième et dernière révélation : il n’est fait nulle part mention dans ce « PV » du gain que la CNCE pourrait espérer de cette opération. Or, c’est la fonction d’un tel comité : soupeser le profit possible d’une opération au regard des risques qui y sont attachés. Pour les trois experts que nous avons consultés, cette omission dans le « PV » d’un point qui aurait dû être central est la preuve manifeste de la logique strictement politique et non bancaire de l’opération.

 L’épilogue de l’histoire est d’ailleurs prévisible. En ce début 2008, la CNCE sait qu'elle va perdre beaucoup d'argent à cause de cette opération. Au bas mot 50 millions d’euros. Ce qui n'est certes pas grand chose en proportion des moins-values considérables réalisées par la CNCE dans les affaires Natixis ou Nexity, mais ce qui est tout de même, en valeur absolue, une fortune.

Lundi. En pleine crise financière, les Caisses d’épargne préparent la suppression de 4000 emplois.
            Le viol du pacte d’actionnaires passé avec la Caisse des dépôts.
Mardi. Au cœur de la crise des subprimes.
Mercredi. Une cascade de coûteuses opérations.
Jeudi. Opération à hauts risques en faveur de Lagardère.
Vendredi. Les réseaux du président Charles Milhaud.
Samedi. Les fonds à l’affût.

Merci Mr Mauduit pour cet article et ces documents de premiére main. On voit ici le plus d'internet, pouvoir joindre des copie des documents sources de l'info. Du jamais vu ! Abonnez vous à mediapart !

Mais j'ai une question, votre article est clair sur l'aspect incompréhensible, risqué et unilatéral de l'engagement de l'écureuil vis à vis de >Lagardére EADS mais je ne comprends pas la phrase suivante :

"D’abord, le moment choisi laisse perplexe. Nous sommes en mars 2006, c’est-à-dire au moment précis où la CNCE, après avoir violé son pacte d’actionnaires avec la Caisse des dépôts et consignations (CDC), s’est lancée dans la création de Natixis avec les Banques populaires. Oser se lancer dans une aventure financière avec les titres Lagardère à ce même moment relève donc d’un pari risqué"

Pourquoi risqué, il n'y a pas de lien direct entre les deux affaires ? Entendez vous par là que cett affaire EADS aurait pu compromettre la création de Natixis, si oui pourquoi ? Comment ?

merci de votre réponse.

Bravo

Révélations fracassantes à propos de la CNCE et de l'affaire de la vente des titres EADS par Lagardère qui donne une dimension politique à cette enquête!

Après la banque de dépôts et la banque d'affaires, nous apprenons que la CNCE est aussi une banque d'influence. Les deux derniers métiers étant de trop selon moi pour une banque qui assure une mission de service public.

Pendant combien de temps la CNCE et en particulier Charles Milhaud vont-ils pouvoir faire la sourde oreille au sujet de tous ces mauvais placements et de la mauvaise gestion de l'entreprise...? Peut-être jusqu'au rachat de la CNCE ou de sa faillite, qui sait?

Damned, si tout cela est réel.....
Pendant ce temps, silence de tous les autres médias qui vivent dans un monde.....irréel !

Où sont les responsables ? Que disent les responsables ?

Coté subprimes :

Au total un peu plus de 110 Mds $ de provisions et pertes déjà passées dans les banques US et européennes. Pour info, il en reste de 200 à 300 Mds $ (hypothèse réaliste selon un panel de courtiers et spécialistes américains) à passer sur un ou deux ans. Sans oublier les encours de crédit revolving dont parle Attali sur son Blog.

Le Labo Bristol-Myers Squibb déjà touché via un CDO, une banque suisse reputée sérieuse en perte historique, le FBI enquête....Mais qui sont les crapules ?

Il reste un jour pour souhaiter à tous une bonne année 2008.

Et merci à Mediapart d'informer !

Tout ce qui est dit dans ce feuilleton sur les caisses d'épargne est complètement irréaliste pour différentes raisons
1) les différentes réformes qui ont permis à l'écureuil de s'émanciper depuis 25 ans sont des initiatives de la gauche et même si les dirigeants de la banques sont des sarkosystes l'opposition actuelle ne laisserait pas dévoyer son action passée sans réaction.
2) la cnce est détenue à 100% par les caisses d'épargne et celles ci à travers leur dirigeants ne laisseraient pas aller à de telles dérives sous peine d'être taxées de complicité
3) les autorités telles le trésor, la commission bancaire etc fort à l'affut ne fermerait pas non plus les yeux.
4) Enfin la caisse d'épargne assignée à des mission d'intéret général par la loi et ayant un statut coopératif porteur de principes ne pourrait pas par définition se fourvoyer dans l'affairisme politico-capitalistique
....ou alors on ne peut plus croire en rien

Vous avez raison mais sur un seul point : on ne peut plus croire en rien !

Les dirigeants de la CNCE sont à géométrie variable : socialistes puis à droite, selon le sens du vent.
L'opposition actuelle ne possède que très peu de moyens pour vérifier les éléments relatés et en tout cas ne semble pas s'en soucier !
Quant aux dirigeants des Caisses régionales, les opposants au Président national, ont été systématiquement éliminés et ceux qui restent sont serviles et passifs, uniquement soucieux de durer, car leurs avantages sonnants et trébuchants atteignent des niveaux insolents !
Pour ce qui est des autorités, notamment la Commission bancaire, celle - ci commence seulement à percevoir le danger..
Les missions d'intérêt général des Caisses d'Epargne ont été remisées au magasin des oubliettes depuis leur changement de statut en banque véritable...
La vraie question à se poser est de savoir combien de temps cela pourra encore durer ainsi...

La rupture a eu lieu en 2006 avec la rupture du pacte entre les CNCE et la CDC qui a permis la création de Natixis. En effet, le pacte spécifiait que tout transfert d'actifs de plus de 250 millions d'euros comme tout transfert de certificats coopératifs d'investissement doivent obligatoirement, aux termes de ce pacte, être approuvés par la CDC.
Et c'est bien à partir de ce moment précis que la CNCE a pu commencer à effectuer des placements et investissements à hauts risques.

- En ce qui concerne les politiques, à l'Assemblée Nationale, une commission d'enquête avait été réclamée en mars 2006.Source
Mais elle a été refusée. Source

- En ce qui concerne la Commission Bancaire, elle vient d'imposer à la CNCE de trouver 3 milliards de fonds propres d'ici au 31 mars afin de respecter les nouvelles normes prudentielles de Bâle II. Source

les différentes réformes qui ont permis à l'écureuil de s'émanciper depuis 25 ans sont des initiatives de la gauche et même si les dirigeants de la banques sont des sarkosystes l'opposition actuelle ne laisserait pas dévoyer son action passée sans réaction.

Que la gauche soit silencieuse ne serait pas une premiére

2) la cnce est détenue à 100% par les caisses d'épargne et celles ci à travers leur dirigeants ne laisseraient pas aller à de telles dérives sous peine d'être taxées de complicité

Ah ? Qu'est ce qui permet de l'affirmer

3) les autorités telles le trésor, la commission bancaire etc fort à l'affut ne fermerait pas non plus les yeux.

Dans l'affaire du lyonnais (lorsqu'elle était publique) ils les ont bien fermés

4) Enfin la caisse d'épargne assignée à des mission d'intéret général par la loi et ayant un statut coopératif porteur de principes ne pourrait pas par définition se fourvoyer dans l'affairisme politico-capitalistique

Par définition, cela reste à démontrer comme en mathématique.

Sans vouloir offenser quiconque la caisse d'épargne est une coopérative et on me l'a vendu comme tel pour devenir un sociétaire. Comment pourrait on abuser 3 millions de sociétaires et leurs élus ?

Un petit mot pour répondre à tous ceux commentent ou réagissent à cet article.
1. L'affaire EADS, politiquement et financièrement périlleuse, intervient au moment précis où les Caisses d'épargne prennent le risque de violer leur pacte d'actionnaire avec la Caisse des dépôts et de se lancer dans la création de Natixis. D'où ma formule sur le "pari risqué". Une aventure, ça va, deux...
2. Plusieurs commentaires pointent l'aspect "surréel" des informations contenues dans cette enquête. Pour ma part, je me suis juste appliqué à rassembler des faits, à les recouper, sans les qualifier. Ici, à MediaPart, nous avons la conviction que c'est notre premier cahier des charges comme journaliste : enquêter, briser les logiques de communication - et elles sont puissantes dans le monde de l'entreprise! - pour faire émerger des faits nouveaux. Moins de glose et plus d'enquête! Ensuite, à chacun d'interpréter les faits à sa guise... Mais souvent, les faits ne parlent-ils pas d'eux-mêmes?

C'est la colère et l'indignation permanente !
Ma seule inquiétude, c'est que dans 1 mois, on n'en parlera plus.
On sera passé à autre chose, car les sujets d'indignation sont nombreux.
Clairement, ces "révélations" sont un plus énorme, et prolongent de manière plus fouillée celles qui sont faites régulièrement par le Canard, et le côté interactif apporte une dimension qui m'étonne de jour en jour. (Sources ajoutées par Julien par exemple)
A t on réfléchi à Mediapart sur les suites à donner à de telles révélations pour qu'on ne les oublient pas ? Ou Mediapart considère t il que son travail est terminé à la fin des articles?
Espère t on simplement que cela va faire réagir les "milieux" concernés ?
On voit bien que les politiques étaient intervenus à l'assemblée, et qu'il ne s'est rien passé derrière.
Y a t il matière à porter plainte, et qui peut le faire ?

Pas sûr qu'on l'oubli si vite cette histoire: il va falloir trouver 3 milliards pou recapitaliser la CNCE:
- Soit personne suit et on annonce les difficulté de la CNCE (même sur TF1, ils vont en parler, et après le 0,5% d'augmentation du taux d'intérêt du livret A cela va faire causer dans les chaumières),
- soit quelqu'un suit et cela sera interessant de connaitre qui pour alimenter la chronique.
Et puis le Canard devrait enchainer sur un truc aussi gros que cette mascarade.
Au même moment que les bévues de la Soc Générale, et avec les "loupées" de la CNCE la finance française est sérieusement touchée. Ouf, on n'a pas encore cité ma banque (mais je ne dirai pas laquelle)
Encore bravo à Médiapart