Enquête sur la crise financière des Caisses d’épargne 2. Au coeur du désastre des subprimes

29/01/2008Par

C’est un penchant ancien du capitalisme français. Longtemps protégé des grands chocs de la mondialisation, il a adopté les règles du capitalisme anglo-saxon avec parfois les excès et l’aveuglement des nouveaux convertis. Des outrances du Crédit Lyonnais et de sa filiale Altus Finance dans les années 1980, jusqu’à la fuite en avant de Vivendi Universal au début des années 2000, en passant par l’engouement pour les stock-options, l’histoire économique récente fourmille d’embardées de ce type. Et sans doute notre histoire des Caisses d’épargne s’inscrit-elle dans cette filiation. 

L’une des plus vieilles banques françaises, liées par toute son histoire à l’intérêt général et au monde mutualiste, est aussi l’une de celles qui s’est lancée le plus loin dans l’aventure américaine des « subprimes ». Et l’une de celles, donc, avec la Société Générale, qui va en payer le contrecoup le plus fort. La banque du Livret A, celle qui symbolise le placement en bon père de famille, est aussi celle qui a foncé, tête baissée, dans les produits les plus sophistiqués et les plus risqués générés par Wall Street. Du bas de laine jusqu’aux produits dérivés : L’Ecureuil s’est convertie à la haute voltige financière.

Reprenons donc le fil de notre histoire. Durant de longues semaines, après la création de Natixis, Charles Milhaud, le président du directoire de la Caisse nationale des Caisses d’épargne (CNCE), s’emploie à minimiser les conséquences pour sa propre maison de la rupture avec son actionnaire de référence, la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui lui a coûté 7 milliards d’euros. C’est peut-être cher payé, répète-t-il à l’envi, mais c’est « le prix de la liberté ». En clair, le jeu en vaut tout de même la chandelle puisque le nouveau-né, un géant mondial de la banque d’investissement, va compenser - et au-delà - l’effondrement des fonds propres de l’Ecureuil. 

Le schéma est plaisant, mais en réalité, tout va se dérouler en sens contraire. D’abord, après six mois de relations de travail fructueuses entre la CNCE et les Banques populaires, le climat soudainement se détériore. Selon de nombreux témoignages, Charles Milhaud et Nicolas Mérindol, les deux principaux dirigeants de la CNCE, multiplient les embûches et les chicaneries à l’encontre de leurs nouveaux alliés, qui, au terme de l’accord, ont la responsabilité exécutive du nouvel établissement, Natixis.

Et puis surtout, une filiale américaine de la CNCE qui a été apportée à Natixis lors du mariage, et qui est dénommée CIFG, va empoisonner la vie de la nouvelle banque d’investissement, et même brutalement obscurcir son avenir. Avant le mariage, le groupe CNCE a, de fait, très mal géré cette entreprise qui intervient sur le marché à haut risque des crédits immobiliers aux Etats-Unis. Dans le jargon du métier, CIFG est une société spécialisée dans le « rehaussement » de crédit : en clair, c’est une société financière qui donne sa garantie aux organismes publics (collectivités locales notamment) ou privés qui lancent des emprunts sur les marchés financiers, garantie qui permet d’obtenir des taux d’intérêt plus avantageux. Les « rehausseurs » de crédit sont en quelque sorte des assureurs, qui pour inspirer confiance, doivent présenter une solidité financière à toute épreuve, et donc afficher impérativement la meilleure des notations des agences de notation financière, dénommée « AAA ».

Or, les Caisses d’épargne ont tout laissé aller à vau-l’eau dans les mois précédents. Dans l’espoir de marges mirifiques si la conjoncture est porteuse, CIFG augmente considérablement dans le courant de  2006 l’encours de ses crédits à risque : au cours de cette seule année,  ses encours explosent de 38 milliards de dollars (25 milliards d’euros) en début d’année à 78 milliards de dollars (53 milliards d’euros) en fin d’année. Seulement voilà ! Loin d’être porteuse, la conjoncture devient désastreuse avec la crise des « subprimes » qui commence début 2007 et qui s’accélère à partir du mois d’août. 

CIFG entre alors dans la tourmente, alors que certains de ces concurrents, tel FSA (filiale de Dexia), beaucoup plus prudent, sont moins exposés à la crise. Scénario classique ! CIFG fait partie des « petits » du rehaussement de crédit. Pour gagner de l’argent dans un marché très concurrentiel, et pour gagner des parts de marché, la société est de plus en plus attirée par les contrats les plus rentables qui sont aussi les plus périlleux. Et comme au siège de la maison mère, la CNCE, personne ne s’en soucie, la fuite en avant est ininterrompue. 

Début 2007, les dirigeants des Banques populaires, qui n’étaient guère enthousiastes à l’idée d’intégrer CIFG dans Natixis lors de sa création mais qui avaient cédé dans l’euphorie du mariage, se rendent alors compte que la CNCE a placé dans la banque d’investissement une véritable bombe à retardement. Quand les dirigeants de Natixis décident de vendre cette filiale américaine et donnent, en septembre 2007, un mandat à la banque Lazard pour trouver un acquéreur, il est déjà trop tard. Invendable ! Parmi d’autres investisseurs contactés, la Caisse des dépôts du Quebec - dont on reparlera plus tard - jette très vite l’éponge. 

Les dirigeants des Banques populaires mesurent donc très vite que la crédibilité de Natixis, dont le cours ne cesse de refluer (de 19,5 € l’action lors de la création, il finira par chuter sous les 12 € courant janvier 2008), exige une décision énergique. Ils comprennent que pour ne pas être dégradée par les agences de notation – ce qui est inconcevable pour un assureur dont la crédibilité doit être totale – CIFG doit impérativement être sortie du périmètre de Natixis. Mais les dirigeants de la CNCE ne l’entendent pas du tout de cette oreille : confrontés à une grave hémorragie de leurs fonds propres après la rupture avec la CDC, ils veulent que Natixis affronte seule la tempête sans avoir eux-mêmes à mettre de nouveau la main au portefeuille.

La Commission bancaire, qui est en France le « gendarme » des banques, fait discrètement savoir que ce « laisser-faire » est inconcevable et que les Banques populaires ont évidemment raison. Contrainte et forcée, la CNCE est obligée, à la fin de l’automne 2007, d’accepter le schéma. Le 22 novembre 2007, un plan de sauvetage est donc annoncé : pour la somme symbolique de 2 dollars, les Banques populaires et la CNCE rachètent CIFG à leur filiale Natixis et recapitalisent la société en danger à hauteur de 1,5 milliard de dollars, soit 750 millions de dollars (509 millions d’euros) chacun.

Pour la CNCE, c’est donc la catastrophe. Après les 7 milliards d’euros de fonds propres perdus lors de la rupture avec la CDC, voici qu’à la fin de l’année 2007 l’équation financière devient de plus en plus difficile. Car avec l’effondrement du cours de Natixis, la CNCE est confrontée à une moins-value potentielle qui avoisine 1,9 milliard d’euros. Et par surcroît, elle va aussi devoir afficher dans ses comptes, cette somme de 509 millions d’euros qu’elle a dû débourser pour recapitaliser en catastrophe sa filiale mal gérée. D’autres « ardoises », beaucoup plus modestes, attendent aussi la CNCE, qui a par exemple accordé des emprunts à hauteur de 200 millions de dollars à CIFG en 2004. 

Et ce n’est pas tout ! Selon de bonnes sources, la CNCE ainsi que l’une de ses principales filiales auraient pris en direct des positions importantes sur ce même marché des «subprimes». Comme pour les autres volets de cette enquête, MediaPart a souhaité en obtenir confirmation auprès de la direction des Caisses d’épargne, mais nos demandes d’entretien sont restées sans réponse.

Bref, au lieu du cercle vertueux que devait générer Natixis, c’est pour la CNCE la spirale des déficits. D’autant que nul ne sait, en ce début d’année 2008, si ces 509 millions d’euros lâchés pour CIFG suffiront. Si dans les prochains mois la crise des « subprimes » se creuse encore - ce que redoutent la plupart des experts - ne faudra-il pas le double, voire considérablement plus ? En ce début d’année 2008, les dirigeants de la CNCE ont de bonnes raisons de craindre un sinistre financier. Deux banques ont été chargées d’établir une évaluation confidentielle du risque maximal : Crédit suisse d’abord, pour le compte de Natixis, et la banque américaine Bear Sterns pour le compte de la CNCE. Aucune des deux n’a encore remis son étude. Même si le travail est très difficile à conduire, compte tenu du manque de visibilité, au siège de la CNCE, on sait qu’il ne faut rien exclure. Et surtout pas le pire.

Dans l’intervalle, CIFG a discrètement déménagé : depuis le 1er octobre 2007, la holding de la société s’est délocalisée à Hamilton, aux Bermudes. L’un des paradis fiscaux parmi les plus accommodants au monde.  

Notre grande enquête sur la gestion des Caisses d’épargne

Lundi. En pleine crise financière, les Caisses d’épargne préparent la suppression de 4000 emplois.
           1. Le viol du pacte avec la Caisse des Dépots.
Mardi. 2. Au cœur de la crise des subprimes.
Mercredi.3. Des mauvaises opérations en cascade.
Jeudi. 4. La banque d’influence.
Vendredi. 5. Les réseaux du président Charles Milhaud.
Samedi. 6. Les fonds à l’affût.

Bonjour,
Il me semble qu'il manque certains mots à cette enquête. Est-ce volontaire ? Paragraphe 3 et 5 notamment quand il s'agit de citer des noms de sociétés.
Cordialement,
ND

Nous vous devons des excuses... Lors de la mise en ligne, un bug informatique a fait disparaître tous les mots associés à un lien hypertexte. Tout a été rétabli. Merci de votre alerte.

Deuxième volet de l'enquête où l'on se rend compte que la crise des subprimes est loin d'être terminée.

Tout comme la Société Générale, il est tout de même inquiétant de voir une banque de dépôts mettre en danger des épargnants pour les risques pris par sa section banque d'affaires. Quand en plus la CNCE assure une mission de service public cela devient problématique.

La chute de ce 2ème volet est bien choisie et révélatrice que quelque chose se passe en coulisse.

Très intéressant !

Bravo, vous posez les bonnes questions et prenez le temps de rentrer dans la technique... Mon expérience de cadre dans une direction de la stratégie d'une grande banque me laisse perplexe et inquiet pour les semestres à venir.

Pour les subprimes et l'endettement global des ménages américains, les américains vont réussir à faire partager la note :

- aux européens via des titrisations mal gérées par des têtes brulées ou des incompétents,

- et aux pays du golfe et d'Asie via leurs fonds souverains qui finalement ne seront qu'actionnaires minoritaires de grandes banques peu rentables pendant de nombreuses années. Les dollars récupérés dans les immenses réserves de change de ces pays sont-ils judicieusement investis ?

Il y a les financiers et les gens, les vrais. 4,5 millions de petits porteurs ont investi dans Natixis, une action de "bon père de famille", dixit ma conseillère à la Caisse d'Epargne. Introduction à 19,50, plongeon à 11.37 ... Quel recours pour tout ceux qui ont été floués ?

Je ocmprends pourquoi Charles Milhaud a reçu 150.000 euro de prime lors de la fusion qui a abouti à la création de Natixis. Il valait mieux prendre du cash que des actions de la société qu'il créait !!!!
Est ce qu'il va les rendre ???

Bravo pour cette enquête... un vrai roman feuilleton qui nous rend plus intelligent. En prenant le temps de te lire, on comprend que la presse a oublié de prendre son temps. Bonne chance à votre projet. Dans l'attente de la suite...En espérant que la fin sera heureuse car je suis à la Caisse d'Epargne !!!

4,5 millions de petits porteurs dont je fais partie , j'ai acheté après 3 coups de fil me vantant les extraordinaires mérites de ce fond d'investissement soit disant réservé aux meilleurs clients de la CE.
Je viens de prendre un crédit 4 fois couvert par des placements à la CE , étonnant le luxe de précautions pris par la banque pour m'accorder ce prêt !!
Dommage que Mr Milhaud n'ai pas fait preuve d'autant de prudence avec sa filliale américaine. Pour faire malgré tout un peu d'humour , on peut dire qu'après le viaduc de Millau , on se dirige vers le tunnel de Milhau sans savoir si ce dernier débouchera quelque part.
A quand un article dans les journaux sur cette affaire presque aussi grave que la sté générale ?

En ce 15 février 2008, voici un sujet des Echos à propos de Natixis qui dégringole en Bourse de 15% à mi-journée après l'annonce de dépréciations de 1,2 milliard d'euros liées aux subprimes et aux rehausseurs de crédit...

http://www.lesechos.fr/info/finance/300242412.htm

Votre article apporte des éléments interessants mais rien n'est clair dans les conséquences de la saga CIFG avec se engagements de 100 milliards de $??. Natixis doit il reprendre le passif de son ex filiale? A combien se montent les pertes de CIFG ? En dehors de la recapitalisation quel est l'impact sur CNCE (et banques populaires)? Comparés aux autres monolines en difficulté , doit on envisager un" bailout" un "split" entre les activités municipales? Quid des remarques des agences de notation, notemment S&P qui avait fait des remarques sévères sur CIFG dés juin dernier? Pourquoi les Bahamas en octobre? ...Selon un communiqué le président a été remercié. Pourquoi, comment? Pas de commentaires..?.merci

ou vat'on?:
Romandie News Texte
Moody's/Baisse probable de la note de CIFG (Banques Populaires/Caisse d'Epargne)
Washington (AWP/AFX) - L'agence de notation Moody's a placé sous surveillance vendredi les notes du rehausseur de crédit CIFG, filiale commune des Banques Populaires et de la Caisse d'Epargne, et envisage de les abaisser dans les deux semaines, selon un communiqué publié vendredi par Moody's.

Si l'agence relève que les deux banques ont injecté 1,5 milliard de dollars pour renforcer les fonds propres de leur filiale, elle précise avoir depuis revu à la hausse ses prévisions de pertes sur le marché des titres adossés à des créances hypothécaires RMBS (Residential Mortgage-Backed Securities).

Cela induit, selon ses critères d'évaluation, que le niveau des fonds propres de CIFG n'est désormais plus en adéquation avec une note "AAA", la meilleure possible dans la classification des agences de notation.

L'agence Fitch avait cité les mêmes arguments à l'appui d'une décision similaire, le 6 février.

Outre l'exposition du rehausseur aux titres adossés à des portefeuille de prêts immobiliers américains, Moody's dit s'inquiéter de "l'incertitude concernant la future orientation stratégique de CIFG".

CIFG, "le plus petit et le plus récemment arrivé des acteurs du marché du rehaussement de crédit, n'a pas encore acquis des positions sur le marché comparables à celles de ses grands concurrents", note l'agence.

Les rehausseurs ont pour fonction d'assurer les émissions obligataires des emprunteurs qui ne peuvent fournir toutes les garanties possibles aux marchés financiers. Pour exercer leur métier, ces sociétés ont absolument besoin d'une notation financière maximale, de type "AAA", chez les agences de notation.

Les conséquences d'un abaissement de la note de CIFG pourraient donc être importantes pour les groupes Caisse d'Epargne et Banque Populaire, qui se voient fixer un ultimatum: recapitaliser une nouvelle fois leur filiale commune dans les deux semaines s'ils veulent que celle-ci conserve sa note actuelle.

"L'importance et la nature du soutien apporté par les sociétés-mères de CIFG sera une considération importante" prise en compte par l'agence, souligne-t-elle.

CIFG était à l'origine une filiale de Natixis, la banque d'affaires des Banques Populaires et de la Caisse d'Epargne, mais la société avait été reprise en direct par les deux géants bancaires pour faciliter sa recapitalisation.

afx/ds