Un livre de David Rieff : Susan Sontag comme métaphore
Dans Mort d’une inconsolée, un écrivain évoque les neuf mois d’agonie de l’écrivaine qui lui donna le jour. Susan Sontag est décédée le 28 décembre 2004. Le 28 mars précédent, son fils David Rieff, revenant d’un reportage au Proche-Orient pour le New York Times, l’appelle de l’aéroport de Heathrow, à Londres : « Il se pourrait que ça se gâte », laisse échapper sa mère, sans se départir d’une jovialité forcée.
Commence alors un crépuscule en forme d’exacte contrepartie d’une gestation. Dès le lendemain, David accompagne Susan chez un médecin new-yorkais, qui délivre une condamnation à mort : leucémie. À 71 ans, l’intellectuelle sachant prendre Manhattan, l’Amérique et le monde à rebrousse-poil, n’a pas dit son dernier mot. En sortant de chez ce praticien qui ignore ce que devrait être un protocole d’annonce, dans la voiture, tout en contemplant sa ville derrière la vitre, Susan Sontag lâche par deux fois une interjection qui traduit normalement l’enthousiasme, quelque chose proche de notre « hourra ! » ou de notre « youpi ! » : « Wow. »
Cette femme est une guerrière, une ogresse : « Avidité », pour son fils, est le mot qui la caractérise le mieux. Elle qui a triomphé de deux cancers, qui a pensé la maladie comme personne au XXe siècle, refuse d’admettre la mort. Paradoxe insupportable, boomerang cruel, la leucémie qui va l’emporter provient sans doute des soins qui la sauvèrent près de trente ans plus tôt, lorsque le professeur Lucien Israël, à Paris, contacté par l’amie de Susan Sontag, la comédienne Nicole Stéphane, lui avait administré une chimiothérapie alors qu’elle était jugée incurable. C’était pour un cancer du sein, en 1975. Dans les années 1990, elle avait survécu à un second cancer, de l’utérus. Alors pourquoi ne se relèverait-elle pas d’une leucémie ?
Susan Sontag est du genre à sonner le tocsin plutôt que le glas. Elle se jette à corps perdu dans la Toile, persuadée que la guérison se déniche. Elle organise la bataille, supervise la stratégie, assigne un rôle à chacun dans son entourage, faisant de David à la fois son oriflamme et son officier d’ordonnance, avec interdiction de douter en sa présence. Ce fils n’a jamais pu aborder avec sa mère la mort ; elle en parlait sans doute avec quelques amis choisis, note-t-il, mais lui sera exclu, jusqu’au dernier soupir, de cette dernière extrémité.
SAVOIR-MOURIR
Sans illusion et donc sans secours, se reproche-t-il, David Rieff accompagne les tentatives désespérées de sa mère pour rester de ce monde, coûte que coûte. 300 000 $ (200 000 €) pour une greffe de la moelle qui échoue à Seattle, précisait-il dans un article du New York Times en 2005, détail non repris dans cette version plus longue et plus accomplie : Swimming in the Sea of Death (Ed. Simon and Schuster, 180 p., 21 $). Susan Sontag, qui détestait le sport, découvrit avec une passion subite le cycliste Lance Amstrong, vainqueur à répétition du cancer et du Tour de France. Elle s’identifiait à lui, persuadée de mener une course contre la montre. Elle était convaincue, à l’unissons de la propagande des instituts de lutte contre le cancer outre-Atlantique, que toutes ces maladies qui l’assaillaient se soigneraient bientôt, avec toujours la guérison à la clef. Elle voulait de toutes ses forces compter, jusqu’au bout, parmi les pionniers sauvés in extremis. Elle refusait que le destin lui fermât cette porte au nez : elle donnait à fond dans les utopies de la posthumanité.
Avec un talent inouï parce que crypté à la perfection, le fils restitue à la fois le chagrin cotonneux dans lequel plonge la perte d’une mère et la sagacité de l’orphelin aux aguets : il voit l’être chéri qui fait fausse route, fausse mort, sans pouvoir crier casse-cou. Ce cri rentré devient sous sa plume un thrène qui peut être lu comme le symptôme d’une époque, où le « philosopher c’est apprendre à mourir » (Montaigne) aurait disparu. L’ultime souffle est devenu un accident inadmissible. Le fils se sent écrasé par la culpabilité du survivant. Il nous décrit, l’air de se concentrer sur le seul cas de sa mère, une civilisation qui se cabre devant la mort, éperonnée par une trifonctionnalité à la dérive : le malade, son entourage et le médecin (celui-ci cédait jadis la place au prêtre, qui menait son monde, en suivant une cadence millénaire, vers les fins dernières).
Ce livre, avec une douceur groggy d’outre-tombe, prend au collet nos sociétés de précaution, ivres de risque zéro, dompteuses de maladies, éradicatrices de sommeil éternel. David Rieff nous offre une sorte de « Susan Sontag comme métaphore » (elle avait écrit La Maladie comme métaphore en 1978), pour nous engager à inventer ou redécouvrir le savoir-mourir.
Mais de ce cheminement sépulcral émerge la figure lumineuse, malgré les ténèbres, d’une femme qui arpentait le monde à pas de géante, qui riait comme une tornade et pensait tel l’éclair. La douceur abyssale de son regard, Sarajevo s’en souvient encore, où elle monta En attendant Godot durant le siège de la ville. À Paris, elle vint des centaines de fois et c’est à Paris qu’elle repose, au cimetière du Montparnasse, non loin de son cher Cioran, en compagnie de Beckett, Beauvoir et tant d’autres. David Rieff en décida ainsi, il l’y conduisit et y revient parfois, pour embrasser la tombe.
Il sera, le 11 mars, à la librairie Village Voice, rive gauche, pour rencontrer ses lecteurs anglophones. Et le 27 mars, son livre paraît en français (traduction de Marc Weitzmann) : Mort d’une inconsolée (Ed. Climats, 192 p. 17 €). On reparlera sans doute alors de ce volume en forme de Piéta inversée, où le fils retient sur ses genoux le corps de sa mère.
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Il est beau le titre de votre papier.
On pense tout de suite à ce livre époustouflant qu’est La Maladie comme métaphore.
On pense à cet(te) auteur(e) qui endurait la maladie pour mieux en décrypter les usages mortifères, rhétoriques, dans le grand corps malade tout autour ("Ce cancer de l'immigration !", entre autres joliesses).
Et alors que les vrais malades, eux...
Oui, une belle métaphore in memoriam pour Susan Sontag.
Magnifique papier : pour ma part, je sors de voir "La graine et le mulet", traversée par une profonde émotion. C'est un film magnifique, la seule chose qui m'ait - un peu seulement - gênée sont des mouvements de caméra, façon reportage.
A ceux qui ne l'ont pas encore vu : précipitez vous...
Quelle page magnifique.Merci
J'attends le 27 mars pour acheter l'édition française