A Toul, les ouvriers de Kleber renforcent le blocus de l'usine et se disent prêts "à tenir un siège"

16/02/2008Par

A Toul, les pneus en flammes n'ont pas fini d'assombrir le ciel et les regards des ouvriers de l'usine Kleber. Samedi soir 16 février, après l'échec d'une médiation et un refus de négocier opposé par la direction du groupe Michelin, les visages fatigués des ouvriers ne laissaient pas de doute sur le durcissement du conflit. Les salariés se disaient déterminés à poursuivre l'occupation de l'usine et n'entendaient pas mettre fin à la séquestration de deux cadres. Reportage dans l'usine occupée.

Depuis jeudi, l'épreuve de force est engagée entre la direction de Michelin et les 826 ouvriers de l'usine de pneus Kleber vouée à la fermeture définitive en 2009. La grève a démarré mercredi mais la tension est montée d'un cran lorsque deux cadres de l'entreprise ont été séquestrés le lendemain. "Ils faisaient mine de ne pas écouter. On avait l'impression de parler à un mur alors on leur a dit de rester", raconte un gréviste, affecté dans l'unité de vulcanisation.

Martyrs ou lampistes, Marcel Lalitte, directeur des affaires sociales, et Jean-Gabriel Pontier, directeur des ressources humaines, ont attiré l'attention des médias.  Depuis trois jours, ils vivent au premier étage d'un bâtiment de l'usine, dans une salle de réunion exigue gardée par les salariés qui se relaient. "Ils sont très bien traités: ils ont à manger, accès à Internet et leurs épouses peuvent leur amener des sacs qu'on ne fouillera pas", explique Pierre Kovalsky, délégué CGT. "On ne les empêche pas d'aller au toilettes, de se changer mais ils ne veulent pas nous croiser dans le couloir alors ils font leurs besoins dans un seau", s'amuse Nadine Ojam, préparatrice. Samedi après-midi, les "otages" ont tout de même obtenu une poste de télévision.

En quelques heures, les deux cadres sont vite devenus l'attraction des grévistes comme des journalistes. « Moi je peux bien vous faire passer », dit Nicolas, 58 ans dont trente deux années de travail chez Kleber, que l'on suit discrètement en se frayant un chemin entre les sacs de sel qui jonchent l'escalier. "C'est pour ralentir les CRS, on ne sait jamais", ajoute-t-il. A l'intérieur, on joue aux cartes, on dort ou on bavarde. 

Des enfants "veulent voir" les séquestrés, sous le regard inquiet d'un gardien Securitas. "Moi je ne veux pas d'ennuis avec les chefs, vous comprenez?" , répète-t-il. Vendredi en début d’après midi, des ouvriers ont aidé les journalistes de M6 et i-TV à pénétrer dans la salle des séquestrés. Ils ont filmé quelques secondes avant d’être repoussés sèchement. Les grévistes se méfient des caméras de surveillance, voient les Renseignements généraux partout mais aiment se raconter des anecdotes. Dont celle-ci: un salarié entre dans la salle  pour montrer ses gamins aux cadres séquestrés. "Regardez ceux qui veulent nous faire crever", aurait-il lancé à ses enfants.

Les cadres sont séquestrés au premier étage et observent les va-et-vient des salariés.
Dans le couloir au bout duquel sont retenus les deux cadres.

Réclamée par la ministre Christine Lagarde, une médiation a pourtant eu lieu en sous-préfecture, samedi en fin de matinée. Pas de face à face avec la direction comme espéré. Le directeur régional du travail et de l'emploi, Serge Leroy est venu entendre les revendications des délégués syndicaux de la CGT et de Force Ouvrière. "C'est de la poudre aux yeux. Lundi, on avait déjà refusé la venue de Nicolas Sarkozy", raconte l'un d'eux. Une estrade à 13 000 euros avait été commandée par la direction à cette occasion.

La médiation ne met pas fin à l'occupation de l'usine. Ce samedi après-midi, la sono crache du Johnny Hallyday, le monticule de pneux gagne en hauteur et les regards se tournent brusquement vers la grille d'entrée. Valise et cravate, deux hommes sortent de l'usine. L'un d'eux, Etienne de Raffignac, se fait copieusement chahuter. « Nous sommes restés pour s’assurer de la bonne tenue de l’usine. Maintenant, laissez nous rejoindre nos familles », peste Gilles Gillard, du service du personnel. En contact avec la direction, ils ont passé la nuit dans les bureaux de l'usine afin de s'assurer qu'elle était bien entretenue. Mais les ouvriers fulminent. « Et nos gosses, t'y as pensé aussi ? », crie l'un d'eux. 

Les gosses jouent dans la tente blanche prêtée par la mairie. On y stocke les vivres offerts par les commerçants de la ville: "On a de quoi tenir un siège", affirme Michel Scheffer, fraîchement retraité. "D'ailleurs, si on m'avait viré, qui aurait voulu d'un gars comme moi. Je suis trop vieux!" Dehors, un ouvrier tient le barbecue,un autre distribue les canettes de bière. Des paysans viennent décharger des vieux pneus et les automobilistes solidaires laissent des pièces comme à un péage d’autoroute.

 

Vers 17 heures, une attachée de presse de Michelin organise une rencontre avec la presse. Le rendez-vous est fixé devant à la gare de Nancy. i-TV, France3, Europe 1 et Mediapart sont présents. La demoiselle nous conduit dans un couloir d'hôtel. Mal à l'aise, le directeur de l'usine, Henri de la Gravière, apparaît. L'homme répond aux questions avec un détachement déconcertant. "Je comprends l’émotion des salariés. Nous souhaitons pouvoir reprendre le dialogue afin de pouvoir finaliser le plan d’accompagnement. Chacun se verra proposer une solution professionnelle, comme un emploi dans une usine du groupe en France. S'ils restent à Toul, les salariés recevront le même salaire net pendant 9 mois (hors primes de nuit), extensible jusqu'à 12 mois." Des propos identiques avaient été tenus vendredi matin sur RTL par le pdg de Michelin, Michel Rollier, qui annoncait par la même occasion, une hausse de 35% des bénéfices du groupe en 2007, soit 770 millions d'euros.

Dans ces conditions, qu'en est-il de la revendication des salariés - une indemnité de 3000 euros par année d'ancienneté avec un pallier de 30 000 euros- ? Le directeur: " Nous ne pouvons pas envisager de négocier sereinement dans un contexte où des gens sont séquestrés. Nous avons proposé une réunion en terrain neutre avec au préalable la libération de nos deux collaborateurs". 
 

A quelques kilomètres de là, autour du feu de pneus de l'usine Kleber, Le discours est diamètralement opposé. «Si c'est comme ça, on n'a aucun intérêt à libérer nos cadres. On va se battre pour toucher le maximum, qu'ils nous lâchent un peu de leurs bénéfices. On mérite une part du pactole », explique Jean-Luc Robin, confectionneur. Séquestrés également: les camions dont les entrées et sorties sont interdites depuis mercredi. A l'écart de la troupe, deux routiers polonais attendent de récupérer leur remorque, chargée de pièces de rechange destinée à une usine de pneus à Oltszyn.

Samedi soir, le piquet de grève se poursuivait, avec un peu moins d'ouvriers. « Le comité d'entreprise avait prévu une sortie au Royal Palace de Kirrwiller depuis longtemps. Un bus doit venir nous chercher », avait expliqué Pierre Kovalsky. Une nouvelle réunion conciliation en sous-préfecture devait se tenir dans la nuit.

(texte et photos Jordan Pouille)
 

Portraits d'ouvriers désenchantés
Reportage sur la journée de dimanche

A force de délocaliser malgré les bénéfices, et les patrons qui ont un nouveau jeu faire des supers profits au mépris des ouvriers qu'ils utilisent comme à l'époque des rois, voilà ce qui arrive.
C'est le triste reflet de la réalité de ce pays, où s'il n'y a pas de super bénéfice l'usine ferme. Jouer avec les nerfs des gens de la France d'en bas à des limites. Patrons, politiques, attention à la ligne jaune ou au carton rouge. La pression monte de partout.
Le bateau coule normalement, la gite est à 30 degrés rien ne va plus à bord.

Le seul problème de votre info, c'est qu'elle est fausse et pas seulement tronquée.

Un exemple, vous parlez des épouses qui amènent les sacs aux deux cadres séquestrés. Sachez qu'elles ne sont jamais venues apporter quoique ce soit vu la tension qui règne dans l'usine.

Je vous écris cela tout en étant moi-même syndicaliste dans une toute autre structure, mais cette histoire met le rôle de l'information comme vous le faites à l'épreuve. Des salariés se retrouvent dans un désespoir certain car ils ont le sentiment d’être floués. Ils n’avaient que le but de finir leur carrière dans une usine où ils ont consacré tant d’années de leur vie.
Il est évident que les propos qu’ils peuvent tenir au paroxysme de leur lutte sont forcément sujets à beaucoup de subjectivité et quelques excès.
Mais ce qui est intéressant, c’est de parler du pourquoi de cette fermeture, comment est constitué le plan de conversion qui est proposé. Mais malheureusement, votre site comme la plupart des autres médias font des titres plus attrayants sur la tension extrême des conflits mais qui expliquent rarement le fonds des problèmes, tant sur la dimension structurelle que sociale.

Cher BertrandG,

Jordan Pouille est encore sur le terrain, dans l'usine occupée où la situation semble de plus en plus tendue. Il vous répondra dès qu'il sera plus au calme, au plus tard dans la soirée. Il a déjà prévu de revenir sur les causes du conflit, son histoire et son contexte, comme vous l'y incitez dans votre commentaire. Mais il fallait d'abord donner à voir et à entendre les principaux acteurs de cette histoire, des salariés tellement en colère qu'ils en viennent à occuper l'usine et à séquestrer des cadres.

Notre réactivité dans cette affaire est une nouvelle illustration de ce que nous entendons faire, à partir du 16 mars, avec le site définitif. Alors que le journalisme est souvent l'otage (parfois consentant, hélas !) des mises en scène d'en haut, il nous semble essentiel à Mediapart de faire entendre les voix d'en bas. Et de ne pas les enfouir immédiatement sous l'expertise et le commentaire. Car c'est un des problèmes de l'information dans notre pays : elle est traversée par une fracture sociale où les discours de ceux qui ont le pouvoir, la puissance et l'influence, bénéficient d'une énorme caisse de résonance, quand les paroles de ceux qui constituent la grande masse de nos concitoyens sont le plus souvent dévalorisées, relativisées ou dépréciées, notamment par les "experts" au service des pouvoirs.

Pas de malentendu : il ne s'agit pas de sacraliser avec naïveté une "parole du peuple" qui, seule, détiendrait la vérité. Mais de prendre conscience de ce fossé et d'inventer un média participatif qui s'efforce de le réduire, en faisant en sorte que les vérités d'expérience (ce que l'on vit au quotidien, l'ordinaire du travail, de la famille, de l'habitat, etc., les espoirs, les colères) y croisent les vérités de connaissance (ce que l'on sait par l'étude et la réflexion, ce que nous apprennent les disciplines savantes, l'histoire, la sociologie, l'économie, etc.). C'est un enjeu qui va bien au-delà de la seule qualité du journalisme: l'une des dimensions de la crise morale que traverse notre pays est le caractère de plus en plus insupportable de choix politiques, économiques, sociétaux, etc., décidés d'en haut dans une méconnaissance totale, voire un mépris profond de la réalité concrète vécue par les populations concernées.

Cher monsieur

Je viens de rentrer de Toul et je confirme mon information. Ce midi encore, maître Duhamel, huissier de justice à Toul leur a une nouvelle fois demandé s'ils souhaitaient recevoir des vêtements de leurs épouses comme l'a proposé un délégué syndical ... ou simplement qu'elle les accompagne jusqu'au bout du couloir pour se rendre aux toilettes. Ils ont refusé. Tout comme ils ont refusé tout demande d'interview avec la presse et tout dialogue avec les ouvriers. Un mutisme qui a contribué à accroître la nervosité ambiante. Croyez-moi, je me suis inquiété de leur sort: ils ne manquaient de rien (pas de lit mais l'accès à internet et le téléphone) même si la situation leur était très pénible et très inconfortable.

bonjour,
je pense que cette apostrophe mérite une réponse concise de la part du rédacteur de l'article
d'avance merci de nous éclairer

Le temps que je rédige mes 2 lignes et que je retrouve mon mot de passe, Monsieur Plenel avait répondu
je retire ma question et attend donc de nouvelles informations

Cet article montre bien le malaise dans lequel se trouve notre société! L'histoire est bien connu, car elle n'est que l'énième répétition d'un phénomène récurent celle de la fermeture d'usine d'une entreprise qui a le désavantage d'être grande et de faire des bénéfices. Je dis cela car si c'est une PME qui ferme pour les même raison on entend moins parler, ce qui est révélateur.
Oui cette fermeture est injuste pour les salariés qui y ont consacré parfois leur vie. L'usine, en plus d'être leur gagne-pain est aussi le métronome de leur vie quotidienne. La fermeture de leur usine est une rupture totale avec leur quotidien, plus de travail, ce qui est le plus grave, plus de collègues et donc plus de vie sociale. Ici est donc le premier malaise.
Le second vient de l'explication que l'on donne en général depuis que nous connaissons ce phénomène de fermeture d'usine de manière répété, l'entreprise essaye de se dédouaner avec la même excuse, à croire que les services de communication de ses entreprises ne sont pas doués pour cela (ici c'est Michelin, mais j'ai pu lire un reportage sur la fermeture de l'usine Nokia en Allemagne, et c'est aussi catastrophique), et cette excuse c'est : "l'usine est trop vieille et n'est pas assez rentable". Mais qui est responsable de l'entretien des usines et de sa rentabilité? Les "petites mains" ou les cadres dirigeants (par là je ne pense pas au direction de l'usine mais plutôt des directions centrales)? Les entreprises préfèrent jouer le pourrissement car un plan social coûte moins chère qu'une remise à niveau des outils industriels.
Et la j'en viens à mon troisième point de malaise, et là cela engage la parole de l'État. Après avoir vu qu'il avait fait un aveu d'impuissance, Lionel Jospin avait enjoins son gouvernement en 2001 de faire voter une loi dite de modernisation sociale pour éviter que le phénomène se répète. La loi n'était pas parfaite, loin de la, mais avait le mérite d'exister. En 2002, Jean-Pierre Raffarin, décide démanteler cette loi notamment les mécanisme de plan sociale qui avait été prévu. Aujourd'hui , l'hyper-président, sauveur d'Alstom (comme si les salariés n'y étaient pour rien), déclare qu'il veut "une France des usines", un pendant laïc à sa "France des églises et des cathédrales". On ne sait pas très bien ce que cela va donner, on sait qu'à Toul l'hypersarkosyste députée Nadine Morano essaye de jouer cette carte auprès des syndicats, pour avoir un poste de ministre.
De ce malaise provoque des frustrations qui peuvent conduire à des événements aussi tendus qu'à Toul. Pour autant doit-on dédouaner ces hommes et ces femmes de leur actes au motifs qu'il sont en détresse sociale. Non, mais on ne doit pas les accuser de tout les maux pour autant, puisque les vrais responsables sont les gouvernements successifs qui n'ont pas su inventer ce dialogue sociale qui nous aurait bien aidé ici à Toul ou ailleurs. Mais j'ai bien peur quel'on suive pas cette voie comme le montre la gestion que fait la Commission Européennes de la crise Nokia en Allemagne.

Les échanges entre la rédaction ,le journaliste(Jordan) et Bertrand donnent à Mediapart une transparence inhabituelle.Continuez ds ce sens et donnez ns des informations ,comme vs le faites,vivantes et qui reflètent bien le climat existant.