Luc Boltanski: "Nicolas Sarkozy s'inscrit dans la continuité de Valéry Giscard d'Estaing"

14/02/2008Par

Après Pierre Rosanvallon puis Cyril Lemieux qui, tour à tour, nous ont proposé des pistes pour penser la crise de la presse et la crise de la démocratie, c’est au sociologue Luc Boltanski de revenir ici sur la crise de la représentation et le nouvel espace public qui en résulte.
 

 Depuis le milieu des années soixante, Luc Boltanski a bâti une œuvre sociologique de tout premier plan, d’abord dans un rapport de grande proximité avec Pierre Bourdieu, avec lequel il a beaucoup écrit, puis en s’en détachant très nettement pour proposer une perspective théorique différente dans le cadre du Groupe de sociologie politique et morale qu’il a fondé à l’Ecole des hautes études en sciences sociales. Parmi ses ouvrages majeurs : Les Cadres, La Souffrance à distance, Le Nouvel Esprit du capitalisme (avec Eve Chiapello) ou, plus récemment, La Condition fœtale. Depuis quelques années, il tente de « réarmer » une analyse critique capable de saisir les transformations sociales liées notamment à une articulation nouvelle entre Etat et capitalisme.

 

Le mode de communication politique de Nicolas Sarkozy bouleverse le fonctionnement de l’espace public. Mais n’est-il pas lui-même le produit de transformations plus anciennes et très profondes de cet espace public ?

 

Ce à quoi nous assistons avec Nicolas Sarkozy s’inscrit très clairement dans la continuité d’un mouvement qui remonte, me semble-t-il, à Valéry Giscard d’Estaing. La forme très spectaculaire donnée par Nicolas Sarkozy révèle soudainement et rétrospectivement ce mouvement de fond. Dans « La production de l’idéologie dominante », un texte que j’ai écrit au milieu des années soixante-dix avec Pierre Bourdieu et dont je prépare la republication prochaine, nous pointions l’apparition d’un nouveau discours politique invoquant en permanence le changement et la modernité. Avec Giscard, nous avions une droite qui s’appuyait non plus sur la tradition mais sur le changement. Elle décrivait le monde social de manière déterministe comme un lieu où des forces s’imposaient selon une nécessité absolue.

 

Il ne s’agissait d’ailleurs pas simplement de s’adapter à cette nécessité mais également de la désirer. Les points d’appui qui fondaient cette nécessité étaient souvent à rechercher du côté des sciences, et plus spécialement des sciences sociales. C’est au nom d’un supposé changement « naturel » du monde social que se sont alors opérées les transformations de certaines catégories et/ou procédures, ce que nous appelons des formats d’épreuve. Parce que le travail en entreprise a changé, nous disait-on, le terme ouvrier ne correspond plus. Il convient donc de le remplacer par celui d’opérateur et aussi, au passage, de changer les formats d’épreuves qui permettent de savoir si cet opérateur est bon ou non. Il s’agit en fait d’une double réification : on réifie d’abord la réalité puis les formats. Et, comme dans La Graine et le mulet, le récent film d’Abdellatif Kechiche, c’est parce qu’il ne satisfait plus au nouveau format qu’on va virer M. Beiji – en occultant la première réification, la transformation de la réalité par des millions de micro interventions, notamment sur les marchés.

 

Toutes ces transformations, parfois minuscules et non coordonnées, participeraient donc d’un même mouvement ?

 

Cela correspond tout simplement à la mise en place d’un nouveau régime politique. Comme l’a très bien montré récemment la sociologue Mariana Heredia, à propos du cas de l’Argentine : à travers des passages de l’extrême droite à la droite, de la droite à la gauche, il s’est produit un changement complet de régime politique, un changement qui n’a pas dit son nom mais qui s’est traduit par le passage d’un régime fondé sur une légitimité populaire à un régime fondé entièrement sur une légitimité d’expertise et particulièrement d’expertise économique.

 

C’est ce à quoi nous assisterions avec Sarkozy ?

 

Pour commencer de répondre, il faut revenir à la célèbre question des deux corps du roi, analysée par Ernst Kantorowicz. Dans l’ancien modèle de représentation populaire, les institutions occupent un rôle essentiellement sémantique. Elles n’ont pas vraiment de rôle de coordination, d’administration ou de police: elles disent ce qui est. Personne ne peut dire ce qu’il en est de ce qui est pour les autres puisque les personnes individuelles ont un corps, qu’elles sont situées, qu’elles ont une libido, des intérêts… Il revient donc à un être sans corps de dire ce qu’il en est de ce qui est. C’est précisément cela qu’on appelle une institution.

 

Evidemment, cet être sans corps a des représentants dotés eux d’un corps. D’où la crainte permanente relevée par Rousseau dans Le Contrat Social que ces êtres avec corps ne représentent pas vraiment l’être sans corps, même s’ils s’efforcent de le faire en mettant de beaux chapeaux, un joli costume, en changeant de voix, bref en s’efforçant de mettre à l’écart leur corps libidinal, leurs intérêts… Or, ce à quoi s’emploie notre nouveau Président (car c’est bien notre Président, rappelons-le !), c’est à réduire totalement cet écart. Il arrive dans l’institution avec son corps et sa libido, ses intérêts et ses copains friqués. Evidemment, ça provoque un choc assez violent.

 

S’il peut aujourd’hui faire tout ça, c’est bien parce l’institution ne repose plus du tout sur le modèle rousseauiste d’expression d’une volonté collective qui se manifeste dans l’élection. Ce qui lui permet de se comporter ainsi, c’est le fait que l’institution repose désormais entièrement sur l’expertise. Ce n’est en effet plus l’institution politique qui dit ce qui est mais un ensemble d’experts. C’est spécialement vrai dans le domaine de l’économie et dans celui de la biopolitique – j’ai pu le vérifier en écrivant La Condition fœtale.

 

Nous en avons eu un bon exemple avec la Commission Attali ces derniers jours…

 

C’est exactement cela. On pourrait multiplier les exemples. La semaine dernière, dans mon séminaire, nous avons discuté du travail d’un étudiant sur le Conseil d’analyse économique mis en place par Lionel Jospin lorsqu’il était Premier ministre. La comparaison de cette instance avec le Conseil national économique puis le Conseil économique et social qui lui a succédé est particulièrement éclairante. Lorsque ces institutions se mettent en place, on assiste à l’arrivée dans l’Etat rousseauiste classique de représentants d’un nouveau type, issus des « forces sociales » et porteurs d’intérêts économiques. C’est le début du corporatisme et de l’Etat providence.

 

En revanche, dans le Conseil d’analyse économique, il n’y a que des économistes. Et en plus, comme le remarquait ce travail, alors que son cahier des charges réclame du pluralisme et du débat, ce Conseil ne produit que du consensus, ne laissant place à aucune dispute. Le cadre est très balisé. Du coup, certains membres atypiques s’y sentent très mal à l’aise comme, par exemple, un économiste proche du Parti communiste qui a le sentiment qu’on le prend pour un ignorant ou, à l’inverse, un économiste beaucoup plus « légitime » venu de l’Ecole normale et ultralibéral qui ne s’intéresse qu’à la gestion des produits dérivés les plus exotiques !

 

Ces deux économistes ne trouvent pas vraiment à s’exprimer dans le cadrage d’économie néolibérale légèrement étatique qui prévaut au sein du Conseil. L’institution, par ailleurs, n’est pas dupe de son rôle, sachant très bien que, d’un côté, ses recommandations ne seront pas nécessairement suivies d’effets mais estimant, de l’autre, jouer un rôle pédagogique majeur, notamment auprès des leaders d’opinion et surtout des journalistes. Il s’agit en effet de diffuser une certaine manière de poser, et surtout de ne pas poser, les questions, c’est-à-dire d’exclure la politique.

 

Mais la place des experts est inégale selon les domaines : le Conseil d’analyse de la société, mis en place par Raffarin ne comptait pas le moindre sociologue !

 

Cela prouve, dans une certaine mesure, l’échec des sociologues. Sans doute en raison du manque de formalisme de la discipline, ce qui ne permet pas un bouclage des questions comme le propose l’économie. Mais les sociologues jouent néanmoins un très grand rôle, et plus encore les politistes, dans la définition de ce qui est. Ils font partie de ce qu’on peut appeler la classe dominante puisqu’ils ont un pouvoir de détermination de ce qui est pour les autres. Et je me garde bien de penser que le monde serait meilleur si les sociologues se trouvaient à la place de choix des économistes. D’une certaine façon, on a vu ce que cela a donné en URSS…

 

Faut-il prendre au sérieux le recours par le nouveau Président à de grands concepts, par exemple l’opération récente de détournement du concept de politique de civilisation, avec l’aval rétrospectif d’Edgar Morin, son inventeur ? Ne s’agit-il que d’un écran de fumée destiné à masquer la réalité des politiques publiques mises en œuvre ?

 

Les formes actuelles de pouvoir ont beaucoup moins besoin d’idéologie qu’avant. Foucault l’a compris très tôt. Derrière le storytelling, l’envoi d’images, il y a en effet quantité d’opérations plus ou moins grandes qui changent vraiment la réalité et les formats d’épreuves. Des opérations parcellisées, techniques, précises, difficiles à étudier… C’est ce qu’Albert Ogien appelle l’Esprit gestionnaire. Les sociologues ne s’y retrouvent pas, les journalistes n’ont pas le temps. Personne ne domine véritablement, par exemple, les opérations réalisées par les marchés, pas davantage celles opérées par le droit. L’idéologie n’est donc plus vraiment nécessaire.

 

On assiste pourtant à un retour du grand récit, on l’a vu durant la campagne présidentielle et depuis…

 

C’est purement décoratif. Je suis en train de lire un livre passionnant de Malcolm Bull, l’un des grands analystes anglais actuels, philosophe et historien d’art. Il montre comment la réapparition des dieux antiques au Quattrocento était destinée à l’exaltation du pouvoir des princes, de leurs corps sains et beaux, ce que ne permettaient pas très bien l’iconographie et la thématique chrétienne. Pourtant, tout cela cohabitait très bien avec le maintien de la religion chrétienne, les gens regardaient ces histoires de dieux grecs comme on regarde un truc à la télé sans vraiment y croire. C’était déjà de l’ordre du people.

 

La leçon à tirer lorsqu’on est journaliste (ou sociologue), c’est de ne pas trop s’intéresser à ce décorum ?

 

Il vaudrait effectivement mieux prendre le temps d’aller regarder les opérateurs réels. Sur la révision générale des politiques publiques ou la LOLF, c’est excessivement difficile de travailler. Même les acteurs directement impliqués ne comprennent pas, ou alors qu’un petit segment. En plus, c’est assommant, il est bien plus drôle de décrypter un discours idéologique que d’essayer de comprendre un discours administratif ! Le problème épineux consiste à trouver ce qui donne la cohérence à des mesures parcellaires, souvent mal ajustées. Il s’agit, je pense, d’une cohérence essentiellement comptable. La comptabilité me paraît centrale, et on manque cruellement d’analyse de la comptabilité. C’est aussi une cohérence juridique, le maquis des juridictions permet d’introduire des zones d’incertitude et donc d’arbitraire dans les décisions, ce qui est très important.

 

La cohérence n’est donc pas vraiment idéologique. Dans l’économie financière, pas besoin d’idéologie. Elle reste un peu présente dans le management, spécialement dans les entreprises constituées de salariés qui doivent mettre en œuvre des compétences plus culturelles, plus cognitives. Il faut qu’ils soient un peu excités, il y a donc besoin d’un petit peu d’idéologie. Au fond, c’était assez juste cette idée de la « fin des idéologies », sauf que ce n’était pas du tout pour la raison avancée, celle de l’avènement d’une nouvelle rationalité. Mais plus simplement parce que, grâce au management, on a mis en œuvre des modes de pouvoir plus précis. C’est ce qu’on a étudié avec Eve Chiapello dans Le Nouvel esprit du capitalisme.

 

Il ne faut pas sous-estimer l’école du management. Elle a produit de réels effets dans les entreprises dans les années 1980 et 1990. On voit aujourd’hui tout cela débarquer dans les activités culturelles et dans le milieu universitaire. On y introduit le néo-management et le benchmarking, les palmarès et la gestion libérale. Il se passe ce qu’a décrit Patrick Le Galès pour l’Angleterre : on met en place des commissions avec des gens de terrain, des hauts fonctionnaires, des experts et des consultants, on définit des critères d’excellence et ensuite on explique aux services qu’ils ont le droit de ne pas les suivre mais que s’ils les respectent, ils auront 20% de dotation en plus ou des impôts en moins. On voit bien comment du coup en quelques années le paysage change puisque les indicateurs étant publics, les acteurs les maximisent et finissent donc par transformer la réalité.

 

Comment dans ces conditions refonder un discours critique solide ?

 

La critique s’est effondrée pour deux raisons. D’abord parce qu’après 68, toutes les politiques ont été centrées sur un « plus jamais ça », sur le rétablissement de l’ordre, la reprise en main de la force de travail et la restauration des profits. J’ai une grande admiration pour Giscard – qui m’est très antipathique – parce que je pense qu’il fut un grand homme d’Etat. Les vieux gaullistes ont essayé de faire du social pour arrêter la contestation mais ça n’a pas marché. Giscard, lui, a compris. Il a entamé une réorganisation complète du monde de la production et du travail, et du même coup ôté ses prises à la critique. La critique s’est par ailleurs tiré une balle dans le pied en s’enfermant dans ces vieux schèmes marxistes devenus dogmatiques et ces discussions à n’en plus finir sur le fait de avoir si oui ou non l’ouvrier non productif du textile était un prolétaire !

 

Le monde politique et intellectuel a donc assisté à un effondrement total de la critique dans les années 1980. Et d’une certaine manière ce fut un soulagement tant ça tournait en rond. Du coup, le vide fut rempli par des produits d’importation, dont certains d’ailleurs plutôt intéressants, venus de la philosophie analytique ou morale anglo-saxonne, de la théorie de la justice… La pensée critique ne disposant plus de ressources, elle s’est réfugiée de manière désastreuse (voir ce qu’en dit Dany Trom dans La promesse et l’obstacle) dans la souffrance, la pitié, l’indignation immédiate…

 

"La Misère du Monde", l’ouvrage dirigé par Pierre Bourdieu serait emblématique de ce moment ?

 

Oui, même mon maître Bourdieu ! Quand le livre est paru, j’étais en train de terminer La Souffrance à distance et je me suis dit : « Mince, il rentre dans mon objet ! » De façon très habile, comme les lézards qui laissent leur queue quand on essaye de les attraper, Bourdieu avait abandonné la théorie par laquelle certains essayaient de le coincer, pour faire ce beau livre de témoignages, sans concepts. La critique s’est mise à prendre appui sur un tragique de la souffrance.

 

C’est très net, par exemple, dans le monde du théâtre. J’ai écrit un petit papier après avoir vu une représentation du Crime du XXIème siècle d’Edward Bond. Dans un paysage dévasté, une femme chassée d’un camp de réfugiés, avec sa fille, arrive un déserteur (il y a un ennemi mais qu’on ne connaît pas, bien sûr). Elle donne à boire au déserteur parce qu’il y a un peu d’humanité chez elle, et le déserteur viole sa fille et la tue. En sortant, mon épouse m’a dit : « C’est Mère courage sans courage et sans mère ! ». C’est exactement cela. La différence entre Brecht et Bond, c’est qu’il ne peut plus y avoir de héros chez Bond – un héros cache désormais forcément un bourreau. Et, comme il n’y a plus de héros, il n’y a plus d’ennemi identifiable. Ne restent plus au fond que des victimes déshumanisées. On ne fait pas un mouvement social avec ça ! Eventuellement de l’esthétique, mais certainement pas de la critique.

 

Comment alors refaire de la critique ?

 

Peut-être d’abord en identifiant un adversaire, même si cela devient difficile. D’ailleurs, l’une des leçons les plus intéressantes des mouvements sociaux récents, et notamment de l’expérience latino-américaine, c’est qu’ils ne cherchent pas à prendre le pouvoir, tout simplement parce qu’on ne sait pas où ce pouvoir se trouve. Au plan théorique, je trouve intéressant de tenter de reconstruire une analyse critique en repartant des deux grands concepts, l’exploitation et la domination – mais en les distinguant. Il nous faudrait une théorie des nouvelles formes d’exploitation et une théorie des nouvelles formes de domination. Ainsi qu’une théorie des « classes » capable de prendre en charge l’aspect objectif de « classe en soi » et celui subjectif de « classe pour soi ».

 

Quels seraient les groupes pertinents, ceux sur lesquels pourrait s’appuyer la critique ?

 

C’est une question très difficile. La gauche a toujours pris appui sur des groupes différents entre lesquels se nouaient des compromis. Aujourd’hui, ces groupes ont tellement divergé qu’il n’y a plus de compromis possible. Pour le dire vite, il y a un vieux prolétariat délabré, déprimé, qui voit dans les délocalisations et dans les étrangers l’ennemi, qui était tenté par le Front national puis s’est porté vers Sarkozy. A côté, il y a un prolétariat de jeunes petits blancs, ce sont sans doute les plus perdus actuellement, comme l’ont montré Stéphane Beaud et Michel Pialoux. A certains égards, on peut estimer qu’ils sont dans une situation plus difficile encore que celle des

jeunes beurs de banlieue qui peuvent, eux au moins, se raccrocher à une question identitaire.

 

Sur ces derniers, on ne sait pas très bien quoi ajouter, si ce n’est espérer un processus de montée en puissance d’intellectuels « issus de l’immigration » (ces termes euphémistiques !) et qui jouent pour eux un peu le même rôle qu’ont joué les intellectuels venus des classes populaires dans les années 1930 à 1960. Il y a aussi ce qui reste de la fonction publique mais la différence, autrefois forte, entre public et privé va s’amenuisant. On peut d’ailleurs remarquer à quel point les universitaires sont aujourd’hui très peu de gauche…

 

Et puis, enfin, il y a de nouveaux groupes sociaux, affinitaires, qui regroupent disons des « intellectuels précaires ». Ce sont aussi bien des gens dont l’entreprise ne veut pas, que des gens qui ne veulent pas de l’entreprise. Des personnes qui, du fait de leur formation, de leur manière d’être, ne peuvent pas supporter les contrôles de plus en plus sophistiqués de l’entreprise.

 

Dispose-t-on d’enquêtes sur ces nouveaux groupes sociaux ?

 

Trop peu, on ne sait pas grand-chose sur ces gens-là. On ne sait pas très bien comment ils vivent concrètement, d’où proviennent leurs revenus. Ils semblent assez dépendants de leurs parents. Au plan politique, ils sont plutôt de gauche mais ne disposent d’aucun d’objet auquel s’accrocher pour établir un lien entre eux. Du coup, ils ne se retrouvent que dans des luttes pour d’autres, comme la cause des sans papiers. Mais ce groupe peut-il se saisir d’une critique ? La question de l’Etat est centrale pour eux. Ils ne survivent que grâce aux dispositifs prévus par les politiques publiques (jusqu’à quand ?) et, en même temps, ils s’opposent à un Etat qui entend les catégoriser comme l’à-côté.

 

Les luttes pour les sans-papiers sont très intéressantes parce qu’elles ne sont pas totalement justifiables, sauf émotionnellement. Si on légalise tous les sans-papiers, on fera sauter l’Etat providence, c’est-à-dire l’Etat au sens moderne du terme. Le mot d’ordre « des papiers pour tous » (avec lequel je suis entièrement d’accord) cela signifie des papiers pour personne. Moi qui suis de sensibilité libertaire, cela ne me gêne pas du tout. Mais ce groupe est traversé par cette contradiction, et c’est l’une des raisons pour lesquelles il ne parvient pas à trouver une expression.

 

C’est un problème partagé par l’ensemble des groupes que vous avez mentionné. Comment les partis de gauche pourraient les représenter et les mettre en relation ?

 

Le parti large de gauche qu’était le PS a précisément explosé parce que ces différentes fractions n’entretiennent plus suffisamment de liens. Le PS a davantage encouragé et accompagné la formation des nouveaux liens entre le capitalisme et l’Etat. Inversement, toute une partie de la gauche, du côté notamment d’ATTAC, a cru à cette idée bizarre que l’opposition était entre un méchant néo-libéralisme et un Etat. Ce qui est absurde : il suffit d’avoir lu un peu de Marx, de Wallerstein ou de Braudel pour savoir que le capitalisme s’est toujours développé avec l’Etat, qu’il ne peut pas se passer de l’Etat. Dans l’Angleterre post-Thatcher, il n’y a pas moins d’Etat mais de nouveaux types de liens entre Etat et capitalisme.

 

C’est cette logique qui voit dans le même temps Alain Minc et Henri Guaino conseiller Nicolas Sarkozy ?

 

Bien sûr. Il faut creuser tout ça. Il y a un déficit d’analyse flagrant. Il nous faudrait une meilleure connaissance du terrain pour comprendre ces liens entre capitalisme et Etat. Mais, pour les sociologues comme pour les journalistes, il est devenu très difficile d’enquêter, les contrôles sur le travail étant beaucoup plus élevés qu’autrefois. On n’a pas le temps. Dans les années 1970, les sociologues ne faisaient que de la recherche. Ca veut dire qu’ils glandaient, qu’ils se baladaient… ils ne passaient pas leur temps à voyager aux Etats-Unis pour faire des conférences et, dans le même temps, faire avancer leurs carrières.

 

Les vraies enquêtes prennent énormément de temps. L’autre problème est que les univers sociaux et professionnels se ferment. Toute la sociologie du travail s’est faite dans les entreprises publiques qui ont accueilli les chercheurs. Aujourd’hui, les entreprises n’en veulent plus, et pas davantage des journalistes. D’où la tentation pour certains de s’en tenir au décryptage du storytelling et à « Carla c’est du sérieux ! ».

 

Cet entretien est une mine de réflexions. Merci.

Une mine, effectivement…
Cette phrase sur la pièce de Bond : "Un héros cache désormais forcément un bourreau. Et, comme il n’y a plus de héros, il n’y a plus d’ennemi identifiable. Ne restent plus au fond que des victimes déshumanisées" éclaire la proposition de Sarkozy de confier aux enfants de CM2 la mémoire des enfants victimes de la Shoah. Hier on demandait aux enfants d'honorer des héros (les poilus de la guerre de 14, les résistants, les révolutionnaires…) choisis pour leur courage, leur force de volonté. Nous leur demandons aujourd'hui d'honorer des victimes d'autant plus victimes qu'elles sont doublement innocentes, parce qu'enfants et parce que juifs.

Interprétation intéressante, mais je crois que c'est la haute qualité de la réflexion de Luc Boltanski qui vous influence dans ce choix de mettre beaucoup de sens.

Pour moi, "beaucoup de sens", ça n'existe pas dans le monde de Sarkozy
(et je ne dis pas que c'est 100% mauvais):
Je crois que le "coup de la mémoire de la Shoah", c'est juste un "coup spectacle" de plus, à quelques jours de sa visite en Israël, pour faire plaisir aux acheteurs israëliens de la technologie française qu'il aura à coeur de vendre.

Je ne suis même pas sûr que Sarko n'aie pas raison, après tout, d'être ainsi capable de "lancer des poignées de cacahuètes" à tout et à son contraire en permanence: après tout, les hommes d'affaires qu'il rencontre, il les connaît: il sait qu'ils fonctionnent, comme lui, à la verroterie plus qu'à la profondeur et au sens?

Toute cette aparté pour se souvenir que,
même si ce genre d'article est toujours agréable pour le sens et la raison, attention de ne pas trop se perdre avec ces penseurs, car ils ont tendance à oublier que le monde réel fonctionne beaucoup avec une composante "incompressible" de stupidité, de mauvaise volonté, d'erreurs et de hasards heureux ou malencontreux.

« Les vrais enquêtes prennent énormément de temps,…, les entreprises n’en veulent plus… ». Ne pourrait-on pas dire, aussi, que la recherche en sciences humaines et sociales n’en veut plus, non plus. Les vraies enquêtes de terrain ne rentrent plus dans les standards du scientisme ambiant. Il faut aller vite : produire des articles « scientifiques » bien codifiés, assis sur une « idéologie » bien déterministe, plutôt que sur une épistémologie bien comprise. Peu importe s’il y a une véritable problématique et une méthodologie appropriée qui pourraient susciter des intérêts partagés. On valide ou invalide des idées que l’on croit absolument inédites, des « trucs » rentables, à très court terme, pour son dossier de carrière. Et quand c’est contre intuitif, c’est le nirvana. Certes, je caricature. Mais il y a tout de même un problème de finalité, aujourd’hui, dans la production de connaissances en SHS, et qui n’est peut-être pas sans lien avec un problème de reconnaissance de l’intérêt de tout ce vrombissement en circuit fermé, qui, paradoxalement, pointe la fermeture « des terrains ».

"Or, ce à quoi s’emploie notre nouveau Président (car c’est bien notre Président, rappelons-le !), c’est à réduire totalement cet écart [entre l'institution neutrement désincarnée et son corps libidinal, ses intérêts]. Il arrive dans l’institution avec son corps et sa libido, ses intérêts et ses copains friqués. Evidemment, ça provoque un choc assez violent."

Le problème avec Sarkozy, c'est que dans ce corps qu'il amène, il y a un cerveau peu nourri de culture et de haute conscience, mais fort pourvu d'une mégalomanie et d'une forme d'autorité toutes fantasques et infantiles...

Son corps et sa libido, ses intérêts et ses copains friqués, on pourrait peut-être s'y faire si les résultats étaient là dans quelque temps, et si la collusion était assez gratifiante pour le pays et pour les citoyens.
Mais quand il y a trop de vulgarité, quand ce qu'on apporte n'est pas à la hauteur de la comparaison (avec l'institution), alors c'est un mauvais calcul, voué à l'échec, que de réduire totalement l'écart.

Seuls les rois sont capables d'incarner le pouvoir responsable, car eux seuls ont toute leur existence-même dédiée, sacrifiée, pour représenter quelque-chose de bien plus grand qu'une simple vie physique avec une libido et tout.
Et encore, même dans ces conditions extrêmes, ça ne marche pas souvent: seul un roi sur dix à peu près, réussit vraiment cette réduction totale d'écart, et à en faire bénéficier son pays.

Alors pour Sarkozy, bon, ben on n'a plus qu'à espérer (avoir foi?) en son excellence, dépassant une Elisabeth II, un Louis XIV, un Henri IV ?

:-) Hem hem...

Très bon article, matière a réflexion, par contre je ne comprend pas l'exemple cité:
"Les luttes pour les sans-papiers sont très intéressantes parce qu’elles ne sont pas totalement justifiables, sauf émotionnellement. Si on légalise tous les sans-papiers, on fera sauter l’Etat providence, c’est-à-dire l’Etat au sens moderne du terme"

Ah et pourquoi donc? Peut être vrai si tous les ex-sans-papiers se précipitent sur les allocs, mais d'une part beaucoup d'entre eux désirent surtout travailler légalement (ce qui est plutôt bon pour l'Etat), et d'autre part rien n'empêche de "cadrer" les régularisations en limitant certains droits a caractère financier (pour justement éviter d'exploser le système), voire d'instaurer une période de probation. Ce qui n'est pas justifiable du tout, c'est le terrorisme d'Etat envers des pauvres gens qui essaient juste de survivre.

Bonsoir Vincent,

Vos solutions sont justes, mais à votre tour vous oubliez un paramètre: Si on légalise tous les sans-papiers, ça signifie aussi qu'il suffit de passer la frontière, puis de demander des papiers, or la surface de la France n'est que de 550 000 km2: trop peu pour les millions, bientôt milliards de "pauvres gens qui essaient de survivre".

Les pauvres gens qui essaient de survivre, c'est chez eux qu'on devrait les aider à reconquérir leurs places et leurs pays, mais si la porte de l'Europe était grande ouverte, c'est humain ils iraient au plus facile.

Très intéressant. J'apprécie beaucoup les longs entretiens de cette sorte, qui nous permettent d'essayer de penser ce qui nous advient, par delà le ras le bol ou la nausée que provoque le "trop" présidentiel - trop de mauvais goût, de bravades, de mentalité de parvenu, de concepts fumeux etc, qui dissimulent de plus en plus mal une politique à courte vue et brouillonne mais de plus en plus ostensiblement méprisante et cynique à l'égard des démunis de toutes catégories. En ces temps où fait défaut une alternative politique clairement dessinée, au moins y trouvons nous quelques éléments, ou instruments d'analyse. Un discours critique global convaincant, qui ne tombe ni du côté d'une extrème gauche sans prise sur le réel ni de celui d'une social-démocratie mollassonne et peu inventive fait cruellement défaut - pas facile à élaborer, imaginer, certes, mais ces entretiens montrent au moins qu'on y travaille!
Merci donc, et continuez!

beaucoup cherchent à comprendre et essayent des explications...mais peut-on comprendre ce qui n'est pas compréhensible, en l'occurence, le comportement immodéré,brownien,immédiat,irréfléchi et tous azimuts de notre Président.
il est peut-etre temps et urgent de consulter des experts... en psychiatrie

"Nicolas Sarkozy s'inscrit dans la continuité de Valéry Giscard d'Estaing"
Tout en respectant le travail de Luc Boltanski, je partage plutôt le sentiment que beaucoup éprouvent, et dont beaucoup parlent : un double discours entre modernité et tradition, et c'est bien là sa spécificité, à mon sens.
Le brouillage des références le place du côté de l'irrationnel.
Dans ces conditions, toute référence qui tend à le "rationnaliser" me paraît réductrice.
"D’où la tentation pour certains de s’en tenir au décryptage du storytelling et à « Carla c’est du sérieux ! »".
Le sorytelling m'apparaissant comme une fin en soi, le décryptage est assez vite fait, si le but est de se placer au centre de l'attention.

D'accord, avec quelques restrictions pourtant avec le commentaire de "les chapignac" du 15 02; continuez à médiapart à alimenter notre réflexion et à ne pas nous limiter au fait brut pourtant indispensable, mais insuffisant; le long et dense article de S. Bourmeau nécessite d'être relu; relecture donc demain à la première heure; Monique

Du côté de l'analyse, très stimulante, j'ai retenu cette phrase : " Il nous faudrait une théorie des nouvelles formes d’exploitation et une théorie des nouvelles formes de domination. "
Il me semble qu'on pourrait utilement chercher du côté de la relation perverse, cf. les études sur le harcèlement moral par exemple.
Le couple harceleur / harcelé ne serait-il pas une matrice pour lire nos relations sociales actuelles ? :
- Le harceleur, producteur de théories contradictoires mais "définitives sur l'instant" visant au maintien de la situation : l'expert ?
-Le harcelé, mais qui "reste", poussé par son désir de "changer" le harceleur : le militant ?

Du côté des réponses, je trouve les réponses libertaires recherchées ou proposées très décevantes. La sensibilité libertaire fait fi de la nature humaine profonde et de ses conséquences pour les relations à l'autre (amour haine - pourtant bien montré par l'exemple de Bond).
Dans une relation duelle, sans tiers, pas de vie sociale durable possible.
Exclure le tiers, rechercher la relation immédiate de face à face ("couple" ou "AG"), ne serait-ce pas faire le terreau de la relation perverse?
Si on remonte au niveau politique, cela pose donc la question de l'existence de cette instance tierce, de son maintien et de son contrôle : l'Etat...