Russell Banks : "Le monde a retréci, notre espace public est désormais international"

04/03/2008Par

Après les sociologues Luc Boltanski et Cyril Lemieux, l’historien Pierre Rosanvallon et les journalistes Marie-Monique Robin et Naomi Klein, c’est au tour de l’écrivain américain de répondre à nos questions sur les transformations de l’espace public, les crises du journalisme et du politique.  
 

Auteur d’une œuvre mondialement reconnue (Continents à la dérive, Affliction, De beaux Lendemains…), le romancier américain Russell Banks s’est toujours montré sensible à la marche du monde, ce qui l’a souvent conduit à s’engager publiquement. Après ses amis Salman Rushdie et Wole Soyinka, il a ainsi présidé, entre 1998 et 2004, le Parlement International des Ecrivains avant de fonder le North American Network of Cities of Asylum, un réseau de villes refuges pour des écrivains menacés venus du monde entier.

Russell Banks et l'élection américaine
envoyé par Mediapart

Quelques jours après la publication aux Etats-Unis de La Réserve, son nouveau roman, et à l’occasion de sa parution en français, Russell Banks évoque ici son rapport à l’histoire et à l’actualité, à la presse écrite et à l’Internet, son intérêt pour l’élection américaine et pour le monde globalisé. Dans la version intégrale vidéo de notre entretien (cf infra), il parle aussi du réseau des villes refuges, de ce nouveau roman et des différents projets cinématographiques auxquels il travaille, en particulier sa propre adaptation de son roman American Darling pour le réalisateur Martin Scorsese

Comme dans American Darling, votre livre précédent,  il y a dans ce nouveau roman, La Réserve, un arrière-plan historique très fort. En tant qu’auteur, quel est votre rapport aux événements, à l’histoire ?

Nous vivons tous dans l’histoire. On peut avoir nos vies privées, nos crises personnelles, nos problèmes psychologiques, nos aventures, etc. mais, en même temps, un contexte historique pèse sur nos vies. Je suis très conscient de cela. Y compris là, maintenant, pendant que nous parlons, beaucoup de choses traversent mon esprit qui concernent ma vie privée mais je suis un Américain et, dans le même temps, il y a une guerre et une élection très importante qui se déroulent. Si je devais raconter la journée que j’ai passée aujourd’hui, je ne pourrais pas laisser cela de côté. La plupart des écrivains américains se focalisent sur l’une ou l’autre des dimensions : soit ils écrivent sur les événements historiques, et souvent ce n’est pas de la fiction, soit ils écrivent sur les événements personnels, les vies individuelles, sans le contexte historique. 

Je suis incapable de procéder ainsi parce que je ne vois pas ma vie, et pas davantage celle des autres, comme ça. Je n’écris pas sur la guerre civile espagnole ou sur la montée du fascisme en Europe dans les années 1930 mais ça fait partie du monde, c’est le contexte dans lequel se trouvent ces gens qui tombent amoureux, se trahissent, etc. Je ne pourrais pas écrire un roman sur ces sujets si je n’incluais pas ce qui se passe dans le monde en même temps, de manière dramatisée.

Quelle relation entretenez-vous, en tant qu’écrivain,  avec l’actualité  ? Par exemple, après le 11 Septembre, était-il possible pour vous de décider d’écrire immédiatement sur cet événement, ou plus tard sur la guerre en Irak ?

Le 11 Septembre est un bon exemple. De nombreux écrivains américains ont essayé d’écrire sur cet événement et l’ont placé au centre de leurs fictions dans les années qui ont suivi – Jay McInerney, Don DeLillo et beaucoup d’autres. Je n’ai pas eu le sentiment de pouvoir le faire parce que, même si je l’avais vécu, j’avais l’impression de ne pas encore avoir suffisamment d’éléments de compréhension pour le voir d’une manière qui me permettrait de le présenter dans une œuvre d’art. Mais, en même temps, j’ai commencé un roman après le 11 Septembre qui parlait du terrorisme. American Darling est un livre sur une terroriste, mais une terroriste américaine, membre des Weathermen, du Weather Underground Organization dans les années 1970. Je pensais que si je remontais dans le temps, je n’écrirais certes pas sur les tours effondrées de New York mais quand même sur la mentalité d’un terroriste. Et je ne pouvais y accéder qu’en déplaçant le regard, en me détachant un peu. 

La Réserve est aussi un roman sur le fossé entre les riches et les pauvres, une réalité de l’Amérique d’aujourd’hui. La distance entre les deux groupes n’a jamais été aussi grande depuis les années qui suivirent la grande crise de 1929. Je peux peut-être écrire plus clairement sur cette question si j’écris sur les années 1930 plutôt que sur 2008. Je peux le voir plus nettement, regarder l’intérieur de ces vies, être en mesure de les pénétrer avec la distance. Quand on se trouve au milieu d’un événement, et nous sommes encore en plein milieu du 11 Septembre, il est très difficile à voir. 

Quand j’étais plus jeune, je n’ai jamais saisi à quel point l’Amérique était une puissance impériale, parce que j’étais au milieu de l’Empire. Quand vous êtes au milieu de l’Empire, il est très difficile de comprendre. Vous ne pouvez pas voir ce que fait votre propre pays, votre propre peuple, votre propre culture. Mais quand je suis sorti du pays et que je me suis installé en Jamaïque, dans les années 1970, j’ai pris toute la mesure de l’impérialisme qui a forgé le destin de ce petit pays. 

J’ai un peu la même impression s’agissant d’écrire de la fiction sur ces événements que vous mentionniez – le 11 Septembre et la guerre en Irak. C’est un peu comme me demander d’écrire sur mon enfance au moment où je suis enfant. C’est une chose que je n’ai pas pu faire avant d’en être très éloigné. Je n’ai pas pu créer un personnage comme Bone, un garçon de 14 ans lorsque j’avais 14 ans, avant d’être devenu un homme de 60 ans, avant de pouvoir regarder en arrière.

Dans La Réserve, Hemingway apparaît comme écrivain, mais aussi comme journaliste pour Collier’s et comme combattant de la guerre civile espagnole. Est-ce une bonne description de la façon dont ces trois rôles peuvent s’articuler ?

Ils peuvent s’articuler mais ce n’est pas une obligation. Pour moi, ils sont différents. Je distingue mon engagement politique de ma vie d’écrivain, de mon rôle d’artiste. Je n’ai pas le sentiment que l’un implique l’autre. Je suis un citoyen, et j’essaye d’agir honorablement comme citoyen du monde et des Etats-Unis. Et puis, je suis un écrivain, et un écrivain n’a pas de nationalité, pas davantage de genre ou de race, il n’a que le langage qu’(espérons-le) il ou elle maîtrise, et la tradition artistique dans laquelle il ou elle s’inscrit. C’est une activité à part entière. 

Il se trouve que si vous êtes un écrivain reconnu alors votre rôle de citoyen peut prendre de la valeur. Vous devenez à certains égards un citoyen doté de davantage de pouvoir parce que vous avez une identité publique. C’est vrai pour les musiciens, pour les acteurs, pour tous ceux qui sont d’abord et avant tout des artistes mais dont le rôle comme citoyen est accentué. Bono, par exemple, s’il n’était qu’un dentiste ou un comptable, tout le monde s’en ficherait, il travaillerait dans une clinique au Sénégal ou quelque chose dans le genre. 

Vous vous présentez comme citoyen du monde. Pensez-vous que la mondialisation a généré un espace public international qu’il faut investir ?

Je ne sais pas si c’est une bonne ou une mauvaise chose, c’est peut-être aujourd’hui, et de plus en plus, le seul espace sur lequel nous pouvons agir. On peut bien sûr avoir un impact sur sa communauté locale, ou sur sa famille. Mais, désormais, grâce à l’interconnexion de toutes les sociétés, on peut aussi avoir un impact international. Le monde a beaucoup rétréci ces vingt-cinq dernières années, de manière spectaculaire. Je suis assez vieux maintenant pour me souvenir des années 1960, 1970 et 1980 : c’était vraiment différent. Aujourd’hui ce qui est dit à un endroit est instantanément entendu de l’autre côté de la planète. Il y a très peu de barrières. La question n’est pas de savoir si c’est bien ou mal. C’est un fait et il serait absurde de ne pas s’en servir.

 Internet joue de ce point de vue un rôle majeur.

C’est précisément ce dont je parle. Je peux dire quelque chose là maintenant qui va se retrouver demain à New York. Il faut donc faire attention à ce qu’on dit... Dans ma maison de l’Etat de New York, la première chose que je fais le matin en me levant,  c’est allumer mon ordinateur et passer en revue une dizaine de sites d’information, dont seuls deux ou trois sont édités aux Etats-Unis. Je vais ainsi dans différents endroits du monde, je regarde ce que les Français disent, ce que les Anglais disent ou les Canadiens à propos du même événement survenu, par exemple, à Basra ou en Afghanistan… Ce que je ne pouvais pas faire auparavant, c’était impossible. Et je ne suis pas seul, croyez moi, nous sommes des millions à travers le monde à faire la même chose.

Pensez-vous que cela améliore la qualité du débat public ? Que pensez-vous de l’espace public américain aujourd’hui ?

Il nous faut, je crois, inventer des moyens de trier ces flots d’informations. Il faut pouvoir se débarrasser des détritus, des rumeurs, du sabotage, et nous ne savons pas encore vraiment comment faire. Il n’existe pas d’institutions auxquelles nous pouvons faire confiance pour opérer ce tri. Il va nous falloir apprendre. Les jeunes générations apprennent désormais tout cela dès l’enfance, comment se concentrer sur ce dont on a besoin. Il savent créer ces paramètres du savoir. Ma génération n’est pas encore très douée pour cela. Moi je n’ai que les compétences rudimentaires : je sais que je veux lire le Guardian, regarder tel ou tel site, vérifier Le Monde ou un autre journal, mais je ne suis pas encore très rapide.

Que pensez-vous du journalisme américain aujourd’hui, connaît-il une grave crise ?

La presse écrite oui, comme ce qui passe pour du journalisme à la télévision mais qui, en fait, n’est que du divertissement déguisé en actualité. Ce qui se fait passer pour du journalisme à télévision aux Etats-Unis ne mérite déjà presque plus notre mépris: ça ne sert à rien d’autre qu’à vendre de la publicité, c’est en tout cas la seule utilité que j’y vois. Mais la presse écrite est en crise, oui. Une crise économique mais aussi plus structurelle. Economique par qu’il s’agit d’un marché qui rétrécit, les gens lisent de moins en moins, ils se reposent de moins en moins sur les journaux et les magazines pour leur information, et de plus en plus sur l’Internet. Mais c’est  aussi une crise structurelle parce qu’au cours des vingt-cinq dernières années, les journaux ont été achetés par de grands groupes qui sont structurés verticalement, comme Time Warner, par exemple, qui comprend journaux, télévisions, productions de cinéma, radios, etc. 

Ces groupes ne rendent de comptes qu’à leurs actionnaires, pas à leur public ou à la population au sens large. C’est un autre aspect de la crise. D’une certaine manière, je considère que ce n’est pas mon problème, que c’est celui des actionnaires et des journalistes qui continuent à travailler pour ce genre de groupes. Mon problème c’est : comment trouver des informations fiables sur l’état du monde ? Et, de plus en plus, ce n’est pas dans la presse écrite que je les trouve mais sur Internet.

 De sources internationales ?

Oui, mais aussi de dizaines de bons journalistes américains d’investigation qui écrivent sur des sites comme Salon.com et autres… Je leur fais davantage confiance qu’au New York Times. Je ne fais plus confiance au New York Times.

C’est à ce point ?

Oui, je crois. Et je crois que la plupart des gens un peu attentifs le pensent. C’est intéressant parce que la droite et la gauche ne font plus confiance aux médias centristes. Je suis désolé pour les jeunes journalistes cultivés et ambitieux parce qu'il est de plus en plus difficile pour eux de sortir des faits – des faits depuis le terrain en Irak, ou en Virginie Occidentale, quel que soit le lieu de la crise sur la planète.

Vous suivez de près les primaires et la candidature d’Obama doit vous intéresser particulièrement, vous qui avez toujours placé les questions de classe et de race au centre de vos fictions ?

Je suis fasciné. Je ne m’en lasse pas de ces primaires. Ce qui est très intéressant, c’est que je ne suis pas le seul. 


Le fait qu’Obama n’est pas seulement Africain-Américain mais d’origine africaine par son père, vous devez y être sensible vous qui avez écrit sur l’Afrique et le Libéria en particulier. Pensez-vous que s’il est élu les choses ne seront plus comme avant ?

Je le crois. Il ne faut pas exagérer, je ne crois pas qu’il y aura de grands changements structurels aux Etats-Unis. Faire bouger les choses à ce niveau, c’est impossible, en tout cas à court terme. Ça ne peut pas se faire à moins d’une révolution, et cela ne se produira pas en quatre et même huit ans. Mais les décisions politiques et morales personnelles seront directement affectées. Et la conscience qu’auront les Américains du monde, et en particulier de l’Afrique, s’en trouvera augmentée. Cela change déjà à certains égards. Les Américains sont bien obligés, par exemple, d’être attentifs à la Chine, qui a un gros impact sur leurs vies quotidiennes… Ils réalisent combien nous sommes connectés, et à quel point il faut faire attention à ce grand pays, cette énorme population. C’est lent, mais cette conscience du monde se développe. C’est inévitable, c’est l’aspect positif de la mondialisation, s’il en est un. Cela oblige les Américains à se rendre compte qu’il y a un monde au-delà de nos frontières.
Découvrez en vidéo l'intégrale de notre entretien avec Russel Banks : 

 


Russel Banks 1
envoyé par Mediapart

 

Sylvain Bourmeau et Pierre Puchot (à la caméra et au montage). 

C'est beau mais cela reste terrifiant.
La culture politique Anglo-saxonne est un mystère.
Et qu’une Américaine blanche voit dans un noir un autre monde laisse entrevoir l’abîme
qui existe entre les gens dans une société communautaire. CQFD.

Les américains qui se passionnent pour ces élections grâce à Bush ? Paradoxe !
On pourrait faire un parallèle avec notre situation nationale, les français n'ont jamais été autant impliqués dans la vie politique que lors de la dernière élection présidentielle.
Mais quand il s'agit de maintenir une citoyenneté constante, c'est une autre affaire ....
La succession de cycles plus ou moins longues d'accalmie citoyenne et d'agitation citoyenne, tel est le lot d'une démocratie.

(bravo pour la retranscription écrite de l'entretien vidéo et les sous-titres de la petite vidéo, c'était vraiment bien)

Jean-Louis Legalery
S'il faut retenir une phrase de cet entretien de grande qualité, c'est celle de l'analyse des rapports "presse-lecteurs". Selon Russell Banks, "la plupart des organes de presse occidentaux ont pour but de satisfaire leurs actionnaires et non leur lectorat", raison de plus pour croire au projet MediaPart et pour le soutenir ardemment. Enfin, un lien peut être fait avec l'entretien accordé par Dominique de Villepin, qui considère que l'issue majeure des élections présidentielles américaines de novembre 2008 est de savoir comment le nouvel élu va se positionner par rapport au respect de l'environnement et aux équilibres internationaux, ce qui relègue au second plan l'engouement affectif de la mère de Russell Banks sur le choix entre une femme et un candidat d'origine africaine.

J'espère voir sur Mediapart de nombreux articles comme celui-ci. La retranscription de l'entretien est excellente et on peut donc se passer de visionner les vidéos, si on n'en a pas le temps ou si on ne comprend pas l'anglais, sans rien perdre du sens des propos de Russell Banks à propos du thème central de l'article.

En revanche, pour ceux qui peuvent les visionner, ces vidéos de l'entretien sont un plus important car elles abordent également l'oeuvre de ce grand écrivain et ses projets. J'espère que Mediapart continuera à offrir ainsi l'accès aux originaux des entretiens, y compris lorsqu'ils seront dans une autre langue que le français ou l'anglais.

"Ces groupes ne rendent de comptes qu’à leurs actionnaires, pas à leur public ou à la population au sens large. C’est un autre aspect de la crise. D’une certaine manière, je considère que ce n’est pas mon problème, que c’est celui des actionnaires et des journalistes qui continuent à travailler pour ce genre de groupe" tout est dit . Une boucle est faite. Ce qui compte c'est de réaliser une société de connaissance et les nouveaux outils sont nés par la nécessité de faire entendre d'autres voix qui ne pouvaient plus se taire, et des oreilles qui ne pouvaient plus entendre cette musique devenue au fil des années remplie de fausses notes. il faut avoir le courage de ne pas accepter de ne pas se laisser tétaniser par la peur qui n'a aucune réalité,