Cyril Lemieux: "Une simple logique d’audience conduit à déposséder les journalistes de leur travail"

11/02/2008Par

Presse et démocratie: c'est ce débat que nous souhaitons alimenter avant le lancement de notre site définitif, le 16 mars. Après Pierre Rosanvallon, notre deuxième intervenant est Cyril Lemieux. Sociologue, Cyril Lemieux a publié en 2000 Mauvaise presse, une enquête sur le travail des journalistes.

Il travaille actuellement sur les formes de règlements des conflits entre les journalistes et leurs interlocuteurs, ainsi que sur la question du secret, de l’officieux et de la confidentialité de l’information. Chroniqueur de l’émission La Suite dans les idées sur France Culture animée par notre collaborateur Sylvain Bourmeau, il a tenu un blog sur le site du Monde, toujours en ligne, pendant la campagne présidentielle.

 

 

En 2000, dans votre livre Mauvaise Presse, vous étudiez ce qui conduit les journalistes à commettre des erreurs et vous tombez sur un paradoxe : les effets pervers d’une certaine professionnalisation. De quoi s’agit-il ?

 L’idée est de voir comment, dans l’organisation du travail journalistique, sont encouragés ou non des questionnements déontologiques, des jugements sur ce qu’il est juste de faire. Il y a des organisations qui le permettent moins que d’autres : celles qui technicisent et naturalisent les procédures et les pratiques : « Il faut faire comme ça », « C’est toujours comme ça qu’on fait ». Par contre, d’autres modes d’organisation permettent un peu plus de réflexion sur les pratiques : plus il y a de collégialité dans une rédaction, plus il y a d’espace critique et de réflexion. 

C’est aussi le problème de ce que j’appelle le formatage, la prédéfinition d’un maximum de critères : le titre, l’angle d’attaque, la scénarisation, le rythme, la longueur... Le journaliste n’est plus que l’exécutant d’un cahier des charges qui lui est imposé. Si jamais ce qu’il trouve ne correspond pas à ce qui est attendu, des distorsions risquent de se produire.

Je me souviens du cas d’une journaliste télé qui devait tourner un reportage sur la drogue en banlieue. Elle se rend dans une cité choisie de manière arbitraire par son rédacteur en chef. On ne lui donne que trois heures pour faire ce reportage. Catastrophe, elle ne trouve pas de drogués, avant de finalement se rabattre sur des jeunes qui fument un joint sous un porche et livre un sujet qui suscite les plaintes dans la commune : pourquoi nous ? Vous ne dites rien des politiques mises en œuvre, du contexte ! Mais la journaliste a rempli ses formats, sélectionné les éléments qui correspondaient à la commande, et respecté la dotation en temps et en moyens qui lui était allouée. Ce type d'attitude est perçu comme de la pure prédation par les interlocuteurs des journalistes.

 

Mais ces formats correspondent souvent à une économie incompressible: le nombre de pages limité dans un journal, le temps d’antenne d’un journal télévisé, d’une émission de radio…

 

Cette économie incompressible ne tombe pas du ciel ! Son apparence d’absolue nécessité est le résultat de luttes passées au sein des entreprises de presse. En télé, se sont imposés aujourd’hui des rythmes beaucoup plus nombreux qu’il y a trente ans, des sons qui durent dix secondes. En presse écrite s’est imposé le modèle du « 3 questions ». Tout cela est présenté comme intangible et indiscutable, alors que ça ne l’est pas ! Le marketing rédactionnel fait désormais qu’on hiérarchise les sujets pour maximiser le nombre de téléspectateurs ou de lecteurs. C’est une simple logique d’audience qui est devenue naturelle dans beaucoup de rédactions, et a conduit à déposséder les journalistes de leur outil de travail. Or, il n’y a aucune fatalité à cela.

 

Comment définissez-vous ce marketing rédactionnel ?

 

Ce sont des pratiques marketing très précises à base de panel. On fait des sondages pour savoir quel est le profil type du lecteur, on réunit un échantillon qui en est représentatif et on leur fait passer des tests en focus group : « Ça vous plaît ou pas ? ». Mais c’est aussi une technique plus globale. Quand Claude Sérillon a pris les rênes du journal de France 2, il a annoncé : « On va faire comme Le Monde, une vraie hiérarchie de l’information : ouvrir tous les soirs avec un sujet étranger, puis la politique et on finira par le sport et les faits divers ». En une semaine, la courbe d’audience a baissé et France 2 a interrompu cette expérience. Ce sont des savoirs marketing partagés. Mais ils ne sont pas complètement arbitraires : les chiffres d’audience montrent aux professionnels qu’effectivement, les faits divers tendent à fédérer davantage de public que la politique étrangère, l’Europe, ou la réforme de la Sécu.
 

Le marketing rédactionnel, c’est un lieu d’indexation du travail journalistique à une logique de marché. Mais ce qui est intéressant, c’est que cela a une allure démocratique : la majorité décide. On voit cet argument se développer dès la fin du XIXe siècle, quand la presse populaire est très attaquée par les élites qui la trouvent indigne. C’est un raisonnement pseudo-démocratique qui désarme totalement les élites intellectuelles et nous renvoie au problème de fond de la démocratie de masse : celui de l’éducation.

Ces modes de médiatisation du social modifient aussi la société. Ils transforment les activités sociales. C’est un peu ce que Pierre Bourdieu analyse dans Sur la télévision. C’est ce que l’on a vu avec l’arrivée de la communication : il s’agit d’attirer à soi les médias, donc de modifier les pratiques pour les rendre attractives pour les médias. Le sport en est une éloquente illustration : les maillots des joueuses de volley s’échancrent pour attirer les télés, la balle de ping pong passe de 38 à 40 mm pour être plus visible, le tie-break s’invente en tennis pour éviter les retransmissions ingérables qui durent 7 heures…
 

Sous l’effet des médias, les façons de faire son métier changent. On voit apparaître les « petites phrases » en politique dans les années quatre-vingt, l’Insee valorise les enquêtes sur les prénoms des Français ou leur hygiène: elles présentent peu d’intérêt scientifique mais leur taux de reprise est énorme. Pour la recherche, il peut se produire des inflexions dans les stratégies universitaires, dans le choix des sujets ou des modes de présentation pour être plus médiatisé. 
 

Avec l’essor d’Internet, un autre acteur est apparu dans l’espace médiatique : le journaliste citoyen, amateur au sens où il n’est pas un professionnel, qui écrit sur des sites porteurs d’un idéal d’indépendance. Pourquoi sont-ils si populaires ?

 

Ces sites sont presque toujours des sites d’opinion plutôt que d’information. Cette opinion s’exprime essentiellement à propos de l’information que donnent les médias traditionnels. Il y a en ce sens une subordination fonctionnelle de ces espaces aux médias traditionnels. Les travaux de l’historien Robert Darnton sur la Révolution française peuvent nous éclairer: à la veille de 1789, de plus en plus d’avocats se retrouvent sans emploi car il y a de moins en moins de charges disponibles. Ils se mettent alors à défendre des causes sans être payés, à s’intéresser aux exclus dont ils se rapprochent socialement. Ils s’autoproduisent.
 

On trouve beaucoup de cela dans Internet. Les gens peuvent s’autoproduire, montrer leurs compétences, leur talent et avoir des petits publics. C’est l’autovalorisation de son propre talent dans un contexte de surproduction des diplômés par rapport au nombre de postes disponibles : je vaux mieux que ce boulot alimentaire que je fais, je suis en réalité un artiste, j’écris des nouvelles, je me le prouve et je vous le prouve…D’où le succès de la forme blog. Ils ont tendance à contester l’autorité des gens en poste, dans la mesure où ils se sentent légitimement leurs égaux par leur formation. C’est pour cela que c’est un espace extrêmement critique vis-à-vis de l’establishment.

En même temps, socialement, cela touche des gens très profilés : plutôt jeunes, urbains et diplômés. Sept millions de personnes regardent le JT de TF1 chaque soir mais seulement vingt mille vont chaque jour sur les blogs les plus fréquentés. Soit à peu près le tirage de la presse élitiste au XIXe siècle. Internet n’est donc pas pour l’instant un média de masse. C’est un laboratoire d’idées, de critiques, de tendances. C’est aussi un média de lobbyistes : les journalistes s’informent en consultant les sites Internet, les politiques en période électorale tentent d’y capter les « mouvements de la société », qui ne sont en réalité que les mouvements d’une partie de la société.

 

Vous avez tenu un blog sur le site du Monde pendant la campagne présidentielle. Qu’en avez-vous retiré ?

 

J’étais confronté à des publics qui ne sont pas mes lecteurs habituels. Ça m’a fait mesurer la distance qui sépare la culture de beaucoup de citoyens de la sociologie. Quand j’écrivais qu’il y avait une corrélation entre âge, CSP et vote, des internautes m’écrivaient en disant : « Vous êtes fasciste ! Où est la liberté ? ». Je mettais en forme et en ligne moi-même. Cela permet d’autoproduire l’intégralité de son discours. De reprendre en main des choses qui, dans les médias traditionnels, sont sectionnées par la division du travail entre rédacteur, secrétaire de rédaction, éditeur, rédacteur en chef…Cela revalorise la fonction auteur.

 

 

Petit coquille rigolote à signaler : je ne pense pas que l'on soit allé jusqu'à faire grossir les balles de ping-pong jusqu'à 40 centimètres ! pour les rendre plus visibles... 40 millimètres, ça se voit bien déjà ;-)

j'ai dû confondre ping pong et foot :-)
merci de votre vigilance

François Helt
Encore un point de vue éclairant. Je retiens en particulier l'enjeu de l'éducation comme problème de fond de la démocratie de masse.
Continuez comme cela.

Pourriez-vous m'expliquer l'abréviation CSP ?

Vous l'avez utilisé dans la proposition suivante:
"(...)j’écrivais qu’il y avait une corrélation entre âge, CSP et vote(...)"

Un grand merci par avance.

Pieter Jansegers
http://frenchteachers.ning.com

Il s'agit de l'abbréviation de Catégorie Socio Professionnelle, c'est-à-dire les catégories utilisées par l'Institut national de la statistique et des études économiques, nomemclature d'ailleurs modifiée depuis, on parle désormais de PCS, pour Professions et catégories sociales.

Merci pour ces réflexions sur les difficultés et les enjeux du journalisme. Espérons que Médiapart contribuera à inventer une nouvelle approche de l'information.

CSP veut dire Categorie Socio-Professionnelle - c'est le pont-aux-anes des sociologues depuis cinquante ans, et elles n'ont pratiquement pas change depuis l'apres-guerre.

jJai beaucoup apprécié le blog de Cyril Lemieux sur le site du Monde, ainsi que le présent article.
Pourquoi pas un blog de Cyril Lemieux sur mediaPart à l'occasion des municipales ?

C'est horrible cette standardisation éditoriale. J'imagine la frustration de celui qui vit passionnément son métier de journaliste. Se fondre dans la masse, briser, éclater le contenu d'un travail éditorial pour qu'il s'adapte à la rigidité du contenant imposé. Tout est industrialisé mais je n'imaginais pas que c'était à ce point-là chez les journalistes. Au bout du compte, on se retrouve avec des articles, certes qui rentrent pile poil dans le moule, mais au prix d'une réalité déformée. Donc...Médiapart...

Mon commentaire n'en est pas un. C'est plutot une réflexion sur un autre médium, la radio et son fonctionnement en flux. C'est long et je l'espère interessant pour les lecteurs. je suis journaliste, j'ai une formation de sociologie, un DEA et ce texte est le produit d'une intervention que je dois faire à toulouse prochainement. bonne lecture si le coeur vous en dit.

L’indépendance du journaliste au risque du flux radiophonique

C'est à lire ici:
http://www.mediapart.fr/blog/mediapart/14022008/l-independance-du-journa...

¡ ouf ! :-)
Merci Frédéric de partager ceci avec nous "en avant-première":
En quelque sorte la liste-type, bien ordonnée, de tout ce que la radio-flux apporte à l'affaiblissement général de la presse formatée.

A propos de:
"France Info […] Si on répète plusieurs fois la même information d’heure en heure, c’est pour qu’elle soit retenue et sue par l’auditeur et non pas seulement entendue. Il y a donc une vertu pédagogique à la répétition que l’on prend parfois pour du bourrage de crâne."
Personnellement, je ne savais pas qu'on pouvait même envisager d'écouter France Info en continu?!? Pour moi, l'utilité de la répétition était purement pratique: pour ceux qui ont besoin d'entendre le dernier flash, à n'importe quel moment du jour ou de la nuit, sans attendre l'heure fixe ou la demie?

Certes, mais même l'info en continu finit par évoluer (au fil de l'info)... et, il se trouve que les "génies" de l'info en continu n'ont de cesse de nous informer, tout comme nous de les entendre, avec avidité ; en plus, ils ont des "rubriques à thème" évolutives !

"C’est un raisonnement pseudo-démocratique qui désarme totalement les élites intellectuelles et nous renvoie au problème de fond de la démocratie de masse : celui de l’éducation."

Si le problème de fond, c'est la "démocratie de masse"
(les masses TF1-isées à qui il avait fallu mettre du fait-divers sinon "ils zappaient", et qui, quelques années plus tard, sont devenus ces "masses qui ne lisent plus aucun quotidien"),
en revanche la question de l'éducation des masses, même si elle est pertinente, est complexe et ne suffit pas, à elle seule, à proposer la "porte de sortie par le haut" que tous on souhaiterait trouver.

Je n'ai pas beaucoup lu dans ma vie, mais je côtoie pas mal de Russes "ex-soviétiques" qui, à en juger par leur niveau incroyablement élevé en mathématiques par exemple, par leur grande érudition, ou par leur niveau aux échecs, pourraient donner l'illusion que l'instruction serait la solution magique aux travers humains...
Mais je glisse de l'éducation à l'instruction: questions se toutes manières centrales mais qui restent des questions!

J'ai encore le souvenir clair que Le Monde par exemple, qui était catalogué "indigeste" par "le commun des mortels", perdait des lecteurs de plus en plus rapidement, sans qu'on se plaigne le moins du monde du professionalisme des journalistes ni de leur éthique ni rien de tout ça,
mais tout simplement parce qu'on s'inscrivait dans une nouvelle époque où "les jeunes ne lisent plus".