De l'amnésie journalistique à propos de la mort de Madeleine Milhaud

10/02/2008Par

La presse française enterre mal. Les nécrologies sont souvent paresseuses, attendues, sensibles aux pouvoirs du moment (un jeune publicitaire parisien vaudra toujours mieux qu’un vieux littérateur étranger). Au contraire, les journaux britanniques, parfois avec des semaines de retard, rappellent ou font découvrir aux lecteurs des personnages magnifiquement campés à l’occasion de leur mort. Voilà ce qui a manqué à Madeleine Milhaud (1902-2008), décédée le 17 janvier dernier, comme on put l’apprendre dimanche 10 février, grâce à l’émission de France Musique Chantons sous la couette.

Cette femme n’était pas seulement la veuve du compositeur Darius Milhaud, mais une comédienne et « récitante » accomplie. Elle fit tant pour donner à connaître certains poètes comme Henry James ou Robert Desnos. Elle fut l’intelligence et la vitalité mêmes. Jusqu’en ses derniers jours, dans son appartement du boulevard de Clichy, à Paris, elle puisait dans des piles de livres que lui fournissaient ses amies de Vendredi, la librairie voisine de la rue des Martyrs. 

Le musicologue Jean Roy (né en 1916), seul survivant de l’émission de radio mythique La Tribune des critiques de disques (animée par Armand Panigel de 1946 à 1984), lui rendit visite jusqu’à la fin. Il aimait rappeler qu’elle était née l’année de la création de Pelléas et Mélisande de Claude Debussy. Il l’avait interrogée pour la radio et la télévision. Aucun quotidien ou hebdomadaire ne l’a sollicité pour évoquer la disparue, trépassée inaperçue.

En 2002, l’espace francophone comptait quatre fabuleux centenaires issus du monde de la culture. André Gillois (1902-2004), porte-parole de la France Libre après Maurice Schumann, pionnier de la télévision française ; le poète Pierre Béarn (1902-2004), inventeur de l’expression « métro, boulot, dodo », qui eut la chance d’être défendu par le journaliste du Nouvel Observateur Jérôme Garcin ; Madeleine Milhaud, donc, et le ténor Hugues Cuénod, toujours de ce monde et qui s’est pacsé le 26 juin 2007, pour son 105e anniversaire, avec son compagnon septuagénaire.

Comme l’écrivait Alexandre Vialatte, à propos de la réapparition du vénérable Henry de Monfreid, 79 ans,  qu’on avait cru emporté dans un naufrage au large de La Réunion en 1958 : « Il n’y a plus de vieillards ! » Est-ce une raison, oublieuse mémoire, pour n’en point parler lorsqu’ils finissent par tirer leur révérence ?

Merci de ce rappel. Malheureusement seules les rubriques nécrologiques nous permettent de garder mémoire ou de découvrir des hommes et des femmes qui ont fait, parfois discrètement l'histoire du pays. La surprise de n'avoir pas connu l'œuvre d'un homme , d'une femme de son vivant est toujours triste, mais l'ignorer complètement est encore plus désolant

Madeleine Milhaud a une notice sur Wikipedia en anglais depuis janvier 2006, ainsi qu'en allemand et en finnois. En français ? Rien du tout. "Nul n'est prophète en son pays"...

Et oui, et le 13 décembre dernier tombait le 10ème l'anniversaire de la mort de Claude Roy : qui en a parlé ? Lui qui, merveilleux poète ("A la lisière du temps"), romancier sensible ("La traversée du pont des arts"), journaliste et chroniqueur engagé, auteurs de nombreuses monographies consacrées aux peintres et écrivains ses amis (son "Balthus" ), auteur pour enfants délicieux ("Le chat qui rit"), créateur d'un nouveau style de journal-chronique-autobiographie ("Permis de séjour"), fut un de nos rares esprits universels du XXème et une grande conscience morale de l'après-guerre, fut aussi vité oublié semble-t'il qu'enterré : lui n'avait oublié ni Darius ni Madeleine Milhaud qu'il évoque par exemple dans ses chroniques de la fin des années 80 ("La fleur du temps"), faisant renaître l'ambiance et l'effervescence créatrice de leur appartement du boulevard de Clichy...

"Laissons les morts s'occuper des morts" aurait dit le Christ. Il semble qu'il n'ait paradoxalement jamais été aussi écouté qu'aujourd'hui ! et je dois donc être un peu mort, mais un rien ressuscité bien qu'athée, pour passer plus de temps avec Claude Roy qu'avec nombre de mes contemporains défrayeurs acharnés et temporaires de chroniques...