Mardi soir 4 décembre, je recevais sur mon portable un appel téléphonique du journaliste Guillaume Dasquié. C’était pour me confirmer son envie de rejoindre le projet MediaPart qui bénéficierait ainsi de son expérience d’enquêteur indépendant dans le monde du secret d’Etat. Le lendemain matin, il était interpellé à son domicile par cinq policiers de la Direction de la surveillance du territoire (DST). Au terme d’une longue perquisition, conclue par la saisie d’une partie de sa documentation personnelle, ils l’emmenaient au siège du contre-espionnage où il fut placé en garde à vue, durant une trentaine d’heures. Libéré jeudi soir 6 décembre, il est depuis mis en examen pour « compromission du secret de la défense » et placé sous contrôle judiciaire.
Qu’a-t-il fait pour mériter ce sort ? Simplement son métier. Journaliste indépendant, Dasquié est l’auteur d’une longue enquête publiée dans Le Monde du 17 avril, intitulée « 11 septembre 2001 : les Français en savaient long ». C’est du bon travail : pas de glose, juste des faits ; un style direct, sans bavardage ; une démonstration claire, replacée dans son contexte ; une investigation minutieuse ; des sources identifiées, des documents authentiques.
Dasquié y révèle le contenu des 328 pages de rapports rédigés par la Direction générale des services extérieurs (DGSE) sur Al-Qaida, entre juillet 2000 et octobre 2001, soit dans les mois qui ont précédé et dans les semaines qui ont suivi les attentats commis le 11 septembre 2001 aux Etats-Unis. Mais il ne se contente pas de citer ces documents secrets, classés « confidentiel défense ». Il les recoupe auprès d’autres sources dans les milieux du Renseignement, sans céder aux facilités trop répandues de l’anonymat.
Une enquête exemplaire
Dasquié s’en va ainsi au quartier général des services secrets français interroger l’actuel chef de cabinet du patron de la DGSE, Emmanuel Renoult, qui le reçoit et auquel il montre, loyalement, les documents en sa possession. Il rencontre également l’un des prédécesseurs de ce dernier, Pierre-Antoine Lorenzi, chef de cabinet jusqu’en août 2001, qui accepte de lui répondre et qu’il cite entre guillemets – « on » dans notre jargon, par opposition au « off » si fréquent dans des secteurs journalistiques sans risques, bien plus faciles d’accès. Il questionne aussi un ancien chef de service de la DGSE, Alain Chouet, chargé jusqu’en octobre 2002 de suivre les mouvements terroristes, ainsi que d’anciens agents de la CIA, spécialistes d’Al-Qaida, cités nommément dans son article.
C’est donc une enquête limpide, sans sous-entendus ni allusions, explicite dans ses attendus comme dans ses conclusions. Mais, surtout, c’est une enquête nécessaire selon les critères du journalisme de qualité puisqu’elle éclaire une question d’intérêt public, et non des moindres : l’événement terroriste de 2001 qui a entraîné les guerres d’Afghanistan et d’Irak, bouleversé la géopolitique mondiale, surdéterminé la politique américaine et influencé la scène française, au point de modifier notre perception de l’avenir. Les documents dévoilés par Dasquié contribuent à la compréhension de ces attentats, de leur origine et de leur histoire, et, par conséquent, nous rendent plus lucides sur une réalité qui pèse sur nos vies, sur l’action de nos gouvernants et, plus essentiellement, sur la marche du monde.
En révélant la bonne connaissance d’Al-Qaida par les agents secrets français et les nombreuses alertes diffusées par la DGSE avant le 11 septembre 2001, Dasquié nous rappelle qu’Oussama Ben Laden n’est pas tombé du ciel, tel une surprise imprévisible. Avant de devenir l’ennemi proclamé de l’Occident qu’il cherche à entraîner dans une guerre de civilisation, il en fut sinon une des créatures du moins un des alliés – aidé, choyé et protégé par intérêt économique, aveuglement politique ou calcul diplomatique, dans tous les cas selon une logique de puissance à courte vue.
Cette enquête française rejoint ainsi de nombreuses investigations américaines qui, en rappelant cette genèse dérangeante d’Al-Qaida, invitent nos gouvernants à ne pas reproduire les mêmes erreurs, à ne pas céder aux mêmes aveuglements. Dasquié, sur ce sujet, est d’autant plus crédible qu’il avait, dès novembre 2001, posé ces questions pertinentes dans Ben Laden, la vérité interdite (Denoël). Montrant que ce rejeton de l’élite saoudienne n’est en rien un déséquilibré ou un illuminé, il invitait les responsables des pays riches « à une lecture critique des cinquante années de politique étrangère passées, et singulièrement de la politique pétrolière » qui les a amenés à soutenir et à enrichir des dictatures, promptes à diffuser des croyances rétrogrades.
Notre faible démocratie
On comprendrait qu’un journaliste soit mis en cause, voire poursuivi, pour avoir dit faux, diffamé des personnes, diffusé des fausses nouvelles, trompé ses lecteurs, bref, avoir bâclé son travail. Mais, là, c’est tout l’inverse. On reproche à Guillaume Dasquié d’avoir dit vrai. D’avoir publié des documents authentiques et de s’être assuré de leur fiabilité. On l’accable, on le discrédite, alors qu’on devrait le féliciter. Nos élus, nos parlementaires, nos partis devraient même faire unanimement son éloge. Car ce journaliste solitaire a fait seul ce que, dans une démocratie vivante, dynamique et responsable, nous aimerions qu’ils fassent tous, collectivement. Et l’exemple américain est là pour nous prouver que ce n’est en rien contradictoire avec le souci de l’intérêt national, bien au contraire.
Dans leur variante américaine – l’inattention portée par le pouvoir politique aux alertes du renseignement sur Al-Qaida –, les faits rapportés par Dasquié ont en effet été dévoilés dès 2004, non par des journalistes, mais par des parlementaires. La commission d’enquête du Congrès sur le 11-Septembre a pu avoir accès aux documents les plus secrets, jusqu’aux Bulletins présidentiels quotidiens fournis par la CIA au seul président des Etats-Unis d’Amérique et connus d’une poignée de hauts fonctionnaires. Intitulé « Le voyant était au rouge », le chapitre 8 de son rapport final, publié en français aux Editions des Equateurs, les mentionne abondamment, ainsi que bien d’autres archives confidentielles, pour conclure sans appel : « Le gouvernement américain n’a pas été capable de tirer parti des erreurs d’Al-Qaida ».
Trois ans après, un journaliste français ajoute un chapitre à l’abondante démonstration du Congrès américain. Et pose, au passage, une question pertinente : les alertes de la DGSE ont-elles été transmises aux correspondants américains du service français ? Et, si oui, comme on l’espère, pourquoi ne sont-elles pas mentionnées dans l’exhaustif rapport du Congrès américain de 2004 ? Plutôt que d’assister indifférents aux mésaventures judiciaires de Dasquié, les représentants du peuple que sont nos députés devraient poser eux-mêmes ces questions. Après tout, il s’agit d’interrogations essentielles : la sécurité internationale, les services secrets, les relations avec nos alliés, etc. Mais, dans notre démocratie de faible intensité, cette simple suggestion semble incongrue.
Car la seule existence de l’affaire Dasquié révèle, par contraste, tout ce à quoi, en France, nous avons mystérieusement renoncé, par lassitude ou par suffisance : des contre-pouvoirs, des commissions d’enquête, des contrôles jusqu’au cœur du secret d’Etat, un réel droit d’investigation du Parlement sur cette partie obscure de l’action étatique, une exigence structurelle de transparence envers les représentants de la Nation. Rien de tout cela, et même tout le contraire. Tous les journalistes qui ont eu à croiser des affaires abritées par le secret d’Etat ont été témoins d’illégalités bénéficiant d’impunités, de rapports indûment classés « secret défense » et d’une utilisation de ces services, aussi occultes que secrets, d’autant plus partisane ou privative qu’ils n’ont de compte à rendre qu’au seul pouvoir exécutif.
L’exemple américain du Freedom of Information Act
C’est un exemple, parmi mille autres, des déséquilibres qu’instaure le présidentialisme français, en défaveur de l’énergie et de la vitalité démocratiques. Il y a de cela trois ans, en 2004, des confrères ont levé, sans succès, ce lièvre par une campagne pour la liberté d’informer, dont le site est toujours actif (www.liberte-dinformer.info [2]). Ils demandaient un accès plus libre des citoyens aux informations détenues par l’administration, affirmant qu’en démocratie, la transparence fait loi et que le secret y est l’exception. Ils soulignaient que, loin de mettre en péril l’autorité des gouvernants, de telles dispositions leur donneraient une légitimité démocratique nouvelle, en leur permettant d’échapper aux soupçons d’opacité, de magouilles et de mensonges qui alimentent notre crise de confiance. En politique comme en famille, les secrets étouffés ou refoulés se vengent : dépression, névrose, hystérie.
Emmenés par Paul Moreira, les pétitionnaires de 2004 s’étonnaient ainsi de l’absence de l’équivalent du Freedom of Information Act (FOIA), en vigueur aux Etats-Unis depuis 1966, permettant des déclassifications rapides et régulières d’archives qui, en France, seraient encore et pour longtemps tenues au secret. Ils rappelaient qu’une loi semblable existe depuis 2000 au royaume de Grande-Bretagne, loi qui nous permettrait de savoir bien des choses que nous ne savons pas encore, en France, où le secret d’Etat gouverne à l’ombre d’une République de façade, Cinquième du nom et monarchique en pratique.
Ils s’arrêtaient aussi sur l’enviable exemple suédois qui, bizarrement, n’est jamais invoqué dans le débat français du point de vue des libertés. Si nos gouvernants nous répètent que la Suède est un modèle en matière de réforme des retraites, ils ne nous disent jamais que, depuis 1776, une loi y impose une transparence des services publics qui permet aux citoyens de contrôler par le menu les décisions du gouvernement, aux fonctionnaires de délivrer des documents qu’ils jugent d’intérêt public et aux magistrats d’engager des poursuites sur la base de ces révélations de presse. Si nous étions un peu plus européens, peut-être nous rendrions nous compte qu’à force de succomber à la fascination présidentielle, nous avons oublié d’entretenir notre esprit de vigilance démocratique.
Abus et mépris du secret
En nos temps troublés, que rythment en refrain les mots attentat, guerre et bombe, l’affaire Dasquié, cet apparent fait-divers journalistique, n’est donc en rien anecdotique. Car si les citoyens sont privés de tout droit de regard, via le travail des journalistes, sur le monde du secret d’Etat, ils risquent de cautionner par méconnaissance les pires aventures. Personne, autant que je sache, n’a relevé que la récente publication, toujours sous la pression parlementaire, du rapport du Renseignement américain établissant le gel, depuis 2003, par l’Iran de son programme nucléaire militaire était accablante non seulement pour l’administration Bush, mais aussi pour nos actuels dirigeants. Ne prétendaient-ils pas le contraire, en affirmant s’appuyer, par la voix du ministre de la défense, sur des renseignements confidentiels que personne ne pouvait contrôler ?
Sommes-nous si assurés que le mensonge américain des armes de destruction massive irakiennes, qui a fait tant de dégâts à la face du monde, ne réussirait pas à s’imposer en France, dans un climat similaire, avec plus de force, plus d’ampleur, plus de durée ? Et sommes-nous si certains, après l’exemplaire exercice d’intimidation dont Guillaume Dasquié a été le cobaye, qu’il se trouverait, demain, en France, un journaliste, habitué à travailler minutieusement au cœur du secret d’Etat, pour faire voler en éclats ce mensonge ? Et pouvons-nous sérieusement croire que ce journaliste solitaire trouverait la tribune aussi respectable que libérale offerte par le New Yorker à Seymour Hersh quand, par ses révélations sur les tortures d’Abou Ghraib, il sonna la fin de la récréation, sortant de sa torpeur toute la profession outre-Atlantique ?
Le délit apparemment commis par Guillaume Dasquié est donc un acte de bravoure démocratique. Et le piège qui lui a été tendu témoigne d’un grave mépris, à la fois politique, judiciaire et policier, pour un principe démocratique essentiel : le droit au secret des journalistes. Ceux qui ont réussi à faire craquer notre confrère, par un chantage au placement en détention, semblent ne connaître que le secret d’Etat, celui d’en haut, celui des puissants et des forts, des protégés et des calfeutrés. En revanche, ils regardent le secret des sources, tardivement reconnu aux journalistes par l’article 109 du Code de procédure pénale, comme un désordre ou un privilège. Et non pas comme une protection, y compris pour eux, demain, quand leur conscience civique se réveillera devant telle injustice ou telle imposture dont ils seraient témoins.
Les avertissements de l’Europe
La question, ici, est autant politique que juridique. Depuis des années, l’Europe, notamment la Cour européenne des droits de l’homme, souligne en ce domaine le retard français. Elle a défini le journaliste comme un watchdog démocratique, autrement dit un chien de garde qui doit pouvoir publier des informations qui heurtent, choquent ou inquiètent, tout comme des aboiements peuvent réveiller de façon intempestive, déranger un quartier et susciter une alarme excessive. Mieux vaut ce dérangement et cet embarras que l’indifférence ou la somnolence. En juin dernier, la Cour européenne a d’ailleurs condamné la France pour violation de la liberté d’expression dans un dossier où la question des sources des journalistes était en jeu : il s’agissait de la condamnation infligée à Jérôme Dupuis et Jean-Marie Pontaut pour violation du secret de l’instruction, à propos de leur livre sur l’affaire des écoutes de l’Elysée où l’on découvrait pourtant l’ampleur des atteintes aux libertés individuelles commises à l’abri du secret présidentiel.
Demain, après-demain, Guillaume Dasquié obtiendra sans doute la même victoire à Strasbourg, où siège cette Cour. D’ici là, il lui aura fallu subir l’humiliation d’avoir en partie cédé à la pression, en confirmant l’identité d’une source intermédiaire, parce qu’il était loyal et parce qu’il était seul. Loyal, car confiant dans la culture démocratique de nos magistrats et de nos policiers, au point de ne pas imaginer qu’ils puissent ignorer le principe de protection des sources. Seul, puisque sans attaches dans une rédaction, sans la protection d’un titre, sans la solidarité d’une collectivité. Et, de ce point de vue, comment ne pas s’étonner que, contrairement à toute la jurisprudence sur la liberté de la presse qui fait du directeur de publication l’auteur principal d’un article paru sous son autorité, le journal qui a publié son enquête de « pigiste » ne soit aucunement inquiété ?
Certains diront que ce sont là les risques du métier. Ce faisant, ils se desservent, car ils identifient à une profession, le journalisme, ce qui leur appartient, le droit d’être informé – avec rigueur, sérieux et indépendance. D’autres, plus nombreux je l’espère, auront compris combien cette affaire justifie le projet MediaPart, qui entend accueillir des enquêtes aussi nécessaires et accomplies que celle dont Guillaume Dasquié paye aujourd’hui l’audace.
Ce n’est pas qu’un plaisir journalistique, c’est une bataille démocratique. Après tout, la mésaventure de notre confrère est l’histoire d’un journaliste qui sert la démocratie en dévoilant ce que ses concitoyens auraient dû apprendre par le fonctionnement normal des institutions ; et qui, au lieu de recevoir des félicitations, est traité comme un espion ou comme un terroriste, dans tous les cas comme un ennemi de l’intérêt national qu’en l’espèce, il a pourtant bien mieux servi que ses accusateurs.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/edwy-plenel
[2] http://www.liberte-dinformer.info