A l'usine Kleber de Toul : trois portraits d'ouvriers désenchantés

17/02/2008Par

Après cinq jours d'un conflit très dur opposant les huit cents ouvriers de l'usine Kleber, à Toul, et la direction du groupe Michelin, nous avons rencontré trois salariés. Portraits.

Lorsqu'ils sont en colère, les ouvriers de l'usine Kleber se surnomment entre-eux les "bâtards de Michelin". Tous les salariés rencontrés étaient très attachés à leur entreprise, jusqu'à l'annonce brutale de la fermeture prévue en septembre 2009. Dans l'usine, Roland, Marie-José et Michel ont trois itinéraires différents mais un travail pénible et répétitif en commun.

Roland Té, 25 ans, confectionneur

Roland Té a 25 ans et travaille comme confectionneur depuis six ans. Il est né au Cambodge mais est arrivé en France avec ses parents à l’âge de 2 ans. Roland a deux frères et deux sœurs. « Mon père m’a fait entrer dans l’entreprise, comme beaucoup de parents. J’ai fait 18 mois d’intérim avant d’être embauché », dit-il. Un BEP et un CAP mécanique en poche, il fait les trois-huit, comme son père, et gagne 1350 euros net. Le weekend, Roland joue au foot dans l’équipe de l'usine. 

Avec son amie, il loue un petit appartement 600 euros par mois, à Toul. « J’ai deux crédits à rembourser : un crédit à la consommation pour les meubles, et un crédit pour acheter la voiture ». S’il n’a adhéré à aucun des cinq syndicats dans l’entreprise, il se sent très solidaire de ses collègues. « Je sais que je vais retrouver du boulot mais pour les copains plus vieux, ce n'est pas évident". Roland reparle de son père. « Vous savez, il ne parle pas très bien français. Il a toujours eu des petits boulots très mal payés jusqu’à ce qu’il décroche, il y a huit ans, un poste au boudinage. Il pensait rentrer dans un grand groupe et être enfin tranquille. A 47 ans, plutôt que de se retrouver au chômage, il a accepté un reclassement. Il ne sait pas encore où il sera muté ». 

Roland n’a pas voté Nicolas Sarkozy lors des dernières élections présidentielles. Son discours «Travailler plus pour gagner plus » ne l’a pas convaincu. « Il a surtout engraissé les PDG avec son paquet fiscal », estime-t-il. Aujourdhui, Roland s’interroge sur les valeurs de Michelin que son père lui a longtemps vantées. Alors il a aidé ses collègues à installer une barricade, au cas où les CRS interviendraient dans l'usine. « Où est l’accompagnement ? Qui s’occupe de nous chez Michelin ?», demande-t-il.

 Michel Scheffer, 56 ans, ancien agent de fabrication

Michel a 56 ans, dont trente-neuf chez Kleber comme agent de fabrication. Il a toujours fait le même travail, immobile, debout et répétitif. C'est à la cantine de l'usine qu'il a rencontré celle qui deviendra son épouse. Nadine, 47 ans est toujours en poste. En octobre dernier, Michel a pris sa retraite: « J'ai profité de la loi Fillon parce-que j'ai commencé le boulot très tôt". 

Lors de l'élection présidentielle, beaucoup d’ouvriers ont cru en Nicolas Sarkozy, pas lui. "J'ai toujours été à fidèle à la gauche, c'est comme ça". "En presque quarante ans, je n’ai jamais vu un aussi gros mouvement, ça me fait chaud au coeur", assure-t-il. Avec sa gueule et sa gouaille, ses camarades le surnomment Depardieu. Michel a également trois filles: la plus jeune a 17 ans, en terminale STG, et se verrait bien "commerciale mais jamais chez Michelin". La famille vit dans une petite maison à Bicqueley, 790 habitants.


 

 Marie-José Bakour, 49 ans, magasinier-cariste

Marie-José a 49 ans. Salariée chez Kleber depuis vingt-huit ans, elle est la seule femme cariste-magasinier de l’usine. Elle gagne 1500 euros net par mois en comptant les trois-huit. Marie-José a un compagnon, lui aussi ouvrier à l’usine, et trois enfants : une fille de 30 ans sans emploi, une fille de 25 ans « partie à Dijon pour la GMF », et un garçon de 23 ans, vendeur dans un petit magasin après dix-huit mois d’intérim chez Kleber. Syndiquée chez Force Ouvrière, son cœur et ses convictions politiques sont à gauche. « Je n’ai jamais voté à droite… sauf quand il fallait faire passer Chirac en 2002 ». 

Après la fermeture de l’usine, Marie-José se mettra à son compte. « Je veux être mon propre patron en ouvrant un petit commerce de village, à Sexey-aux-Forges près de Nancy . Michelin nous a promis un accompagnement solide alors j’attends une formation de comptable ». Mais lorsque Coco ou Pierre Kovalski - délégué CGT devenu le porte-parole des grévistes pendant le mouvement - a annoncé la fin de la grève, Marie-José a pleuré. 

"Quand j'ai vu les amis descendre des barricades en criant victoire, je n'ai pas pu me retenir, dit-elle. Je suis contente de voir le bonheur de ces gens. Ca faisait trois jours qu’on restait là sans dormir, les mains et visages salis par la fumée des pneus. On était vraiment prêts à tout, pour ne pas partir sans rien". Marie-José reprendra le travail à l’usine ce lundi dès 5h du matin.

(photos Jordan Pouille)

Il est bon de voir que la classe ouvrière existe encore, s'organise et ne vote pas en bloc pour une droite conservatrice comme si souvent les medias dominants le laissent transparaître. Beaux portraits.

Les "petites histoires" font l'Histoire
Merçi de parler d'eux ,de les citer,signe de reconnaissance d'un journalisme de terrain en phase avec son époque ,de receuillir leur témoignage car on oublie qu'ils sont une composante essentielle de la société ,qu'ils supportent la crise économique et les difficultés de l'existence.
Cordialement

Bon, pour ces trois là, le pire n'est pas certain !
Mais j'ai peur qu'il y en ait à l'avenir moins supportable et surtout, comment ne pas se dire que la défiance employeurs/employés n'est pas prête de s'arranger .
On a des sociétés qui font des bénéfices, des travailleurs qui ne demandent qu'à s'impliquer et pourtant le climat social se dégrade de plus en plus.
C'est à désespérer du monde du travail par moments !
Je reste assez dubitative sur l'attitude de déni du syndicaliste dans l'autre article qui savait depuis 5 ans que les investissements étaient gelés et qui ne voulait pas "casser le moral" des ouvriers... ils auraient pu aussi utiliser ce temps à se construire un projet pour investir leurs futures indemnités, non? S'installer à leur compte comme Marie-José par exemple, ça prend du temps à préparer et une fois dehors et au chômage il passe tellement vite !
Sinon je rejoins les premiers commentateurs sur le fait que vous avez fait un excellent travail avec ce reportage.
A ranger dans les futures archives "intemporelles", beaux témoignages.

http://zemagicsyl.hautetfort.com/

Merci. Cela me pousse à continuer dans ce sens! (merci pour le lien SylvN70)

merci pour ces 3 portraits tres réalistes et qui rappelle certains portraits de Zola.