Etats-Unis : pourquoi les Clinton ont soufflé sur les braises du racisme

01/02/2008Par

(New York, correspondance). En 1998, la prix Nobel américaine de littérature Toni Morrison écrivait une phrase qui fit le tour du monde : « Bill Clinton est notre premier président noir ». Malgré ce qualificatif dont il est très fier, l’ancien président et sa femme Hillary jouent, depuis un mois, un jeu pervers consistant à touiller la marmite du racisme qui frémit toujours dans les cuisines de la société américaine. 

Leur objectif à quelques jours des primaires en cascade du « super Tuesday » du 5 février: affaiblir coûte que coûte Barack Obama, le principal rival démocrate de l’ex-First Lady.

Tout démarre le 7 janvier dans le New Hampshire. Après avoir été battue de manière inattendue dans les caucus de l’Iowa par Barack Obama, Hillary Clinton est en danger et décide d’utiliser Bill à plein rendement. Jusqu’alors, elle l’avait tenu à distance respectueuse des estrades de campagne. Lors d’un meeting en solo, il répond à une question sur la « qualité du jugement » d’Obama. Bill s’empourpre en expliquant qu’Obama a changé à plusieurs reprises de position sur la guerre en Irak. Il accuse les médias de ne pas faire leur travail d’investigation pour exposer ses « revirements ». La voix éraillé, un peu énervé, il s’emporte : « Tout ce truc, c’est le plus gros conte de fées que j’ai jamais vu. »

 Dans la frénésie de la campagne, sa remarque est extraite de son contexte. Et plusieurs leaders politiques noirs la perçoivent comme une attaque contre l’héritage de la lutte pour les droits civiques, qui permet aujourd’hui à un candidat noir à la Maison-Blanche de faire jeu égal avec Hillary Clinton. Bill est obligé d’aller se justifier sur les talk-shows pour affirmer que « non, la candidature d’Obama n’est pas un conte de fées ».

Sa remarque a beau avoir été mal interprétée (peut être parce qu’elle était erronée : Obama a toujours eu la même position sur la guerre en Irak, à savoir qu’il s’y est opposé dès le départ), l’ancien président a néanmoins touché une corde sensible dans la communauté noire. La réaction des afro-américains est d’autant plus vive qu’après avoir longtemps été sceptiques sur les chances d’Obama de l’emporter en raison de sa couleur de peau, ils se mettent à y croire depuis la victoire dans l’Iowa, un État où 94% de la population est blanche.

Le lendemain, lors d’une interview télévisée, Hillary explique, sans avoir été interrogée sur le sujet, que «  le rêve de Martin Luther King a commencé à devenir réalité quand le Président Johnson a fait voter la loi sur les droits civiques en 1964. » Outre que les historiens contestent cette interprétation simpliste, elle est surtout incroyablement paternaliste. Dans le contexte de la campagne, le message est limpide : Obama parle bien, il enthousiasme les foules et il a du mérite, mais il vaudrait mieux élire un(e) président(e) blanc pour faire avancer les choses dans ce pays !

Ainsi, après avoir échafaudé les bases d’une critique d’Obama en termes de couleur de peau, le troisième “incident” est franchement nauséabond. Le 13 janvier, Bob Johnson, fondateur de la chaîne de télévision BET, et par ailleurs leader noir conservateur, lors d’un meeting où il introduit Hillary Clinton, se lâche : « Quand Barack Obama faisait des trucs dans les quartiers, et je ne répèterai pas de quoi il s’agissait, mais il en parle dans son livre… » Pour ceux qui ne connaissent pas la biographie de Barack Obama, l’allusion peut paraître nébuleuse. Pour les autres, elle est transparente : dans son autobiographie, le sénateur de l’Illinois admet avec candeur avoir consommé de la marijuana et de la cocaïne dans sa jeunesse. C’est la seconde fois qu’un proche des Clinton évoque ce sujet et, la première fois, il avait même été suggéré qu’Obama aurait pu être un revendeur.

Là aussi, le sous-texte est évident : les alliés des Clinton associent Obama à la drogue et aux « quartiers », dans un rapprochement que trop d’Américains font fréquemment. Noir+cocaïne=dealer. Noir=criminel. Après des explications plus que confuses, Bob Johnson présente ses excuses, mais Hillary Clinton se tait.

On en était à ce stade avancé où la ligne jaune est en passe d’être franchie, quand la caravane des primaires est arrivée en Caroline du Sud, un Etat où le drapeau confédéré continue de flotter, non pas sur le Capitole (siège du gouvernement), mais sur l’esplanade juste devant. Hillary Clinton étant occupée ailleurs, c’est Bill Clinton qui est venu faire campagne pour elle à plein temps. Au lieu de calmer le jeu, il continue sur sa lancée. Comme les sondages prédisent qu’Hillary va perdre ce scrutin, Bill ne cesse de vouloir en diminuer l’enjeu, empruntant une nouvelle fois une pente savonneuse. Il déclare d’abord qu’il est logique « que les noirs votent pour un noir et les femmes pour une femme ». Une forme de déterminisme communautaire pas franchement appétissant venant d’un homme régulièrement élu grâce aux voix des afro-américains et des femmes.

Puis, le jour du scrutin, anticipant la défaite de son épouse, il explique doctement, encore une fois sans aucune relation avec la question posée, que « Jesse Jackson a remporté la Caroline du Sud à deux reprises en 1984 et 1988 ». C’est un fait historique indéniable, mais quel est le rapport ? En fait, il est fort simple : Jesse Jackson, comme Al Sharpton en 2004, incarnait « le candidat noir », le représentant officiel de la minorité afro-américaine et de ses revendications, le protestataire qui n’avait aucune chance de l’emporter.

Or Obama a toujours refusé ce ghetto du politicien noir qui ne représente que les noirs. Depuis le début de sa carrière politique, ce métis dont le père était kenyan et la mère blanche originaire du Kansas, s’est toujours présenté comme un homme politique qui se trouve être noir de peau, comme d’autres sont gauchers ou ont des grandes oreilles. Il en a même fait son principal thème de campagne, la réconciliation de l’Amérique : droite et gauche, pauvres et riches, mais aussi et surtout, noirs et blancs.

La stratégie des Clinton consiste donc à dynamiter le symbole d’une Amérique qui dépasse ses clivages raciaux, en renvoyant leur adversaire à un statut inférieur : Obama est le candidat d’une minorité, il n’est pas sérieux, il ne représentera pas les intérêts de tout le monde… Il ne faut évidemment pas demander aux Clinton d’admettre cette tactique ouvertement, mais l’Associated Press la confirme à demi-mots dans cette dépêche du 26 janvier : « Les stratèges de la campagne Clinton nient toute intention de susciter un débat racial. Mais ils admettent que les retombées ont pour effet de marquer Obama comme « le candidat noir », une étiquette qui pourrait lui causer du tort en dehors des Etats du Sud. »

Bill Clinton n’est pas surnommé Slick Willie (Bill le roublard) pour rien. Et les Clinton, endurcis par leurs batailles incessantes dans l’Arkansas puis à Washington, sont de formidables combattants, qui ne reculent devant rien pour gagner une élection. Ils sont prêts à user de toutes les faiblesses de l’adversaire pour le diminuer. « La politique américaine n’est pas un sport de gentlemen », confie à MediaPart Sam Fulwood, éditorialiste et écrivain de Cleveland, qui a suivit la campagne de Bill Clinton en 1992. « La stratégie des Clinton est de remporter le plus de voix possibles et, pour ce faire, de jouer sur la perception que la plupart des Blancs ont des Noirs dans ce pays, en essayant de ranger Obama dans la catégorie du candidat qui ne recueillera que les voix des Noirs. »

Personne n’accuse le couple « Deux pour le prix d’un » d’être raciste. Depuis leur jeunesse, et quand ils ont tenu les leviers du pouvoir, ils ont toujours milité pour l’égalité raciale. Mais voilà, il y a aujourd’hui une élection à remporter et tous les coups sont permis. Une grande partie de la gauche américaine se souvient toujours que Bill, lors de sa campagne présidentielle de 1992, alors qu’il était encore gouverneur de l’Arkansas, était revenu exprès à Little Rock pour procéder à l’exécution de Ricky Ray Rector, un condamné à mort noir et handicapé mental. Rector était tellement attardé qu’il raconta aux gardiens le conduisant sur la table à injection qu’il avait gardé son dessert dans sa cellule « pour plus tard ».

À l’époque, Bill ne voulait pas passer pour soft on crime, un mou en matière de répression de la criminalité. Si la mise à mort d’un simple d’esprit, fut-il coupable, pouvait l’aider à se faire élire, alors pas d’hésitation. Aujourd’hui, s’il convient de pointer du doigt la couleur de peau de Barack Obama afin de faire élire Hillary, qu’il en soit ainsi.

La campagne en Caroline du Sud a été très mal gérée par les Clinton. En effet, étant donnés que la victoire d'Obama en Caroline du Sud était prévisible et que Hillary gardait un avantage au niveau national, il aurait mieux valu laisser passer l'orage et féliciter Obama afin d'aborder le super Tuesday sans polémiques.

De plus, cette stragétie adoptée par le clan Clinton est d'autant plus incompréhensible qu'elle pourrait se retourner contre Hillary si celle-ci est désignée par les démocrates. En effet, dans ce cas les afro-américains pourraient hésiter à voter pour elle en novembre.

Je suis assez d'accord * avec le commentaire de Julien. Et d'autant plus que cette stratégie alimente positivement le positionnement d'Obama contre le cynisme en politique.

* Ma seule réserve concerne l'emploi du prénom pour les dames et du patronyme pour les messieurs. On a vu cela en France aussi entre Sarkozy et Ségolène.

Dans les deux cas, c'est une innovation majeure, une femme, et un noir, au poste suprême. Si l'on approfondit, il me semble qu'Obama incarne mieux cette révolution culturelle. Dynastie Clinton après dynastie Bush, le choix d'une femme dans ce cas affaiblit considérablement son impact novateur.
De plus, les arguments utilisés par Hillary Clinton pour discréditer son adversaire ne sont pas à son honneur, et ne présagent pas du meilleur.