A quelques jours du lancement de notre site, qu’il nous soit permis de marquer un temps d’arrêt sur la place que nous souhaitons donner à l’économie et tout particulièrement à l’investigation sur la vie des affaires et des entreprises. Si nous soulevons cette question et invitons à en débattre, c’est pour deux raisons qui se combinent.
La première, c’est que nous avons précisément pour ambition de faire de l’enquête économique en général, et de l’investigation sur les entreprises en particulier, l’un des points forts de notre projet Mediapart. Nous essaierons, en tous cas, de nous en donner les moyens. Mais dans le même temps, nous n’ignorons pas, et c’est la seconde raison, que de toutes les formes de journalisme, celle qui a trait à la vie des entreprises et des affaires est sans doute l’une des plus difficiles.
Il est aisé de comprendre les obstacles sur lesquels bute souvent le journalisme économique. Obéissant à un principe de fonctionnement quasi-monarchique, l’entreprise est, par construction, un lieu où l’information est d’abord détenue par celui qui la dirige ou ceux qui la possèdent, le chef d’entreprise et ses actionnaires. Et les lieux de contre-pouvoirs sont faibles ou quasi-inexistants. Même les conseils d’administration les plus prestigieux, ceux où siège le gotha parisien des affaires, ne sont le plus souvent mis dans la confidence des projets importants (plans sociaux, opération financière, etc.) qu’en fin de course. Et ces délibérations sont secrètes.
En d’autres domaines, un journaliste peut jouer de la pluralité des pouvoirs. Enquêtant sur une affaire importante qui porte sur la politique intérieure, un journaliste a de nombreux lieux de pouvoirs qu’il peut scruter pour mener à terme ses investigations. Des ministres jusqu’aux membres des cabinets ministériels en passant par les dirigeants des partis, les hauts fonctionnaires, il peut jouer de la complexité de la machine publique ou politique pour avancer, déjouer les pièges ou les manipulations.
Pas d’allégeance ni de connivence obligées : un journaliste qui veut honnêtement faire son travail, exercer son droit de curiosité, conduire des investigations, peut y parvenir pour peu, précisément, qu’il en ait la volonté. Même dans les systèmes de pouvoir très centralisés, comme celui de la Ve République ; même avec Nicolas Sarkozy aux commandes, qui cherche en permanence à imposer son calendrier de communication à toute la presse, il appartient à chaque journaliste de ne pas se laisser prendre au piège.
En matière économique, c’est objectivement plus difficile ! Le plus souvent, dans la vie des entreprises, un seul a le pouvoir de parler. Et au demeurant, un seul connaît les projets les plus importants en préparation: c’est le PDG. Il arrive donc que des directions d’entreprise jouent de cette position de force, distillent au compte-goutte les informations qui les arrangent, en choisissant parfois les plumes qui les mettent le mieux en scène. Ainsi fleurissent périodiquement dans la presse des « scoops », petits ou grands, qui en réalité ne sont que le sous-produit de savantes stratégies de communication.
Même sans y prendre garde, un journaliste s’expose donc fréquemment au risque que l’on devine : devenir progressivement, insensiblement, l’assistant d’une stratégie qui n’a plus grand-chose à voir avec l’information. Non plus journaliste d’investigation mais auxiliaire de communication. Et c’est un système sans fin : plus le journaliste « coopère », plus il en est remercié par d’autres « scoops » du même acabit. Sans parler - cela existe - de compromissions plus graves...
Voilà donc la première difficulté; le premier danger : prendre langue avec le PDG ou ses proches, pour obtenir quelques menues informations mais au risque parfois de devenir son obligé ; de tomber, même involontairement, dans un système de dépendance sinon même de connivence ; et au total, de ne rien écrire qui contrevienne aux intérêts importants du dit PDG. Le danger est de ne pas replacer une info ponctuelle dans son contexte, de ne pas la recouper à d’autres sources, de ne pas la remettre en perspective dans une histoire plus large.
Pour un journaliste, la difficulté d’enquêter dans le monde des entreprises est d’autant plus grande que le capitalisme français présente des singularités qui le distinguent de beaucoup d’autres. Souvent plus opaque qu’ailleurs, converti plus récemment que d’autres aux règles de transparence venues d’Outre-atlantique, il est aussi plus jaloux de ses secrets. Et par surcroît, dans un pays où le pouvoir central est fort et les contre-pouvoirs traditionnellement faibles, les autorités de tutelle des marchés, telle l’Autorité des marchés financiers [2] (AMF), sont beaucoup moins indépendantes qu’ailleurs.
Aux Etats-Unis, la célèbre Securities and Exchange Commission [3] (SEC) régule les marchés mais aussi sanctionne : des grands patrons ont été envoyés en prison pour de longues années après des délits graves (affaires WorldCom ou Enron, affaire Milken, etc.) ; et des journalistes ont connu le même sort (un journaliste notamment du Wall Street Journal) . En France, l’AMF régule les marchés mais elle sanctionne très peu, en tout cas très peu les puissants. A l’instar de beaucoup d’organismes de régulation, comme le CSA dans l’audiovisuel, le lien de dépendance avec le pouvoir est trop fort pour que l’organisme fasse réellement son office.
Soit dit en passant, l'opacité du système français risque d'être encore accrue si le projet de dépénalisation du droit des affaires [4], voulu par Nicolas Sarkozy, devait aboutir. Ce qui renforcerait d'autant les enjeux de l'investigation économique.
Et puis, dans l’énumération de ces difficultés à conduire des enquêtes économiques, sans doute faut-il en ajouter une autre, qui a trait aux journalistes. Ou plutôt, sinon aux journalistes eux-mêmes, à une tradition française qui fait souvent peu de place à l’investigation économique. Il ne s’agit pas, ici, de faire une apologie sans nuance de la presse anglo-saxonne et une critique aveugle de la presse française. Mais il reste que dans un pays, il y a une tradition d’investigation en économie ; et très peu dans l’autre. Et sans doute cela s’explique-t-il : historiquement, la presse économique française est souvent née d’initiatives du monde patronal ; et s’est souvent inscrite dans une logique de services.
Quant à la presse généraliste, du Monde jusqu’à Libération, elle a longtemps dédaigné les questions d’entreprises ou d’argent, renvoyant jusqu’au milieu des années 1990 les traitements journalistiques sur ces domaines en fin de journal et considérant implicitement qu’il s’agissait de questions n’intéressant qu’un lectorat d'initiés ou de spécialistes. Alors qu’au contraire, les questions portant sur la vie des affaires sont bien évidemment au cœur de la vie de la cité, emblématiques des mutations, heureuses ou non, qu’elle connaît...
De la crise de Vivendi Universal, en 2002, jusqu’à la prochaine privatisation d’Areva, le champion du nucléaire français, de l’affaire du « golden parachute » de Daniel Bernard (Carrefour) jusqu’aux stock-options d’Antoine Zacharias (Vinci), de l’affaire EADS jusqu’aux turbulences de Natixis et aux jongleries financières des Caisses d’épargne [5], pour ne parler que de la France, la vie des entreprises, les mutations que traverse le capitalisme sont des sujets majeurs qui justifient investigations, décryptages, remises en perspective.
Le projet Mediapart entend s’y employer. S’investir fortement en ces domaines. Comment allons-nous procéder, avec une équipe forcément modeste à ses débuts ? En triant, en hiérarchisant le flux considérable d’informations économiques et financières que les agences produisent chaque jour. Mais, par dessus tout, en mobilisant nos forces sur quelques enquêtes lourdes, qui auront valeur emblématiques ; qui, révèleront des évolutions économiques ou sociales de première importance. C’est en tout cas le cahier des charges que nous voulons nous donner : aller au-delà de l’image que les entreprises aiment à se donner d’elles-mêmes ; tenter de débusquer les non-dits ; ne pas se satisfaire des logiques de communication des grands groupes, de plus en plus sophistiquées, pour essayer d’établir la réalité des faits...
Objectif difficile à atteindre ? Sûrement ! Nous savons que la tâche est ardue. Qu’il faut beaucoup d’obstination et de persévérance pour parvenir à tisser des liens de confiance dans des milieux, ceux des affaires, où le secret est souvent la règle absolue. Qu’il faut prendre d’infinies précautions pour ne pas se faire « instrumentaliser ». Qu’il faut assumer du même coup des choix éditoriaux difficiles : hiérarchiser peut-être plus qu’en d’autres domaines un flux considérable d’informations ; prendre le risque de traiter en bref certaines affaires ; tout cela afin de pouvoir concentrer tous ses efforts sur les affaires les plus lourdes, les plus révélatrices.
Les raisons de ces choix éditoriaux, qui fondent le projet Mediapart pour la vie économique, et notamment pour la vie des affaires, sont simples. L’information économique et financière est de plus en plus abondante. Agences de presse, journaux, dépêches, radio : il est même difficile d’y échapper, tant la vie des affaires a tout envahi. C’est un flot ininterrompu. Un flot qui charrie des informations innombrables, mais pour beaucoup affectées d’un biais, toujours le même : celui des marchés financiers. Un biais terrible, presque palpable : le plus souvent, il s’agit d’une information pour initiés, d’une informations de marchés, si l’on peut dire, et non pas d’une information sur les marchés ; et encore moins d’une information sur les marchés à usage des citoyens.
Indéniablement trop d’infos tue l’info ! Et ce qui est vrai dans l’actualité générale l’est sans doute plus encore dans l’actualité économique. D’où notre ambition : non pas rajouter un petit « fil d’info », celui de Mediapart, dans un flot de « nouvelles » économiques, mais nous concentrer sur ce qui manque le plus : l’enquête économique. Pour cela, nous pouvons avoir un atout décisif et nouveau, celui qu’offre le média participatif que nous voulons construire. Cadres, syndicalistes, salariés, chercheurs : vous qui serez abonnés de notre journal en ligne, vous pourrez être au cœur de la fabrication de l’information, avec nous. Au gré des enquêtes que nous choisirons de faire (sur la politique salariale des entreprises, sur la privatisation des autoroutes, sur la dérégulation du marché de l’électricité, sur la montée en puissance des fonds étrangers dans le capital des sociétés françaises, sur l’envolée de l’intérim dans certains secteurs industriels, notamment l’automobile , etc.), nous solliciterons vos témoignages : pour débusquer ce que nous n’aurions pas pu trouver par nous-mêmes ; pour nous alerter sur un fait passé inaperçu, sur un accord dérogatoire au code du travail, sur une trop discrète délocalisation, sur un contrat mirobolant, sur une innovation technologique formidable...
En bref, nous voulons essayer de réhabiliter l’enquête économique. Avec des moyens peut-être modestes mais d’innombrables capteurs nouveaux : les vôtres.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/laurent-mauduit
[2] http://www.amf-france.org/
[3] http://www.sec.gov/
[4] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/un-journalisme-d-enquete/17022008/depenalisation-de-la-vie-des-affaires-un-rapport-o
[5] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/28012008/en-pleine-crise-financiere-les-caisses-d-epargne-pr
[6] http://www.mediapart.fr/adhesion