Nicolas Sarkozy avait placé la barre très haut, devant les patrons du Medef : « La pénalisation de notre droit des affaires est une grave erreur. Je veux y mettre un terme. » Dans la foulée, la ministre de la justice avait créé un groupe de travail sur « la dépénalisation de la vie des affaires». La date officielle de remise de son rapport à Rachida Dati a été fixée au 20 février. En avant-première, MediaPart vous en livre les principaux extraits.
Deux mauvaises fées, la société EADS et la Société générale, ont veillé sur le groupe de travail voulu par Rachida Dati. A sa création [2], en octobre 2007, une malencontreuse enquête judiciaire visant des dirigeants du groupe d’aéronautique et de défense a rappelé l’existence des délits boursiers. Puis, comble de malchance, la commission d’experts a bouclé son rapport au moment où éclatait le scandale de la Société Générale. Cette fois, la coïncidence se doublait d’un joli cas d’école. Le directeur des affaires juridiques de la banque, Gérard Gardella, et l’un de ses avocats, Me Jean Veil, ont pu partager leurs expériences avec les autres membres du groupe [3] de travail présidé par un haut magistrat, Jean-Marie Coulon.
De quoi relativiser les propos tenus par Nicolas Sarkozy, le 30 août 2007, devant le Medef. Rachida Dati avait renchéri : « Le constat a été fait de longue date d’un risque pénal excessif. Ce risque entrave l’action économique ». Le cadre fixé par le pouvoir exécutif était donc bien défini. Même si les statistiques du ministère de la justice indiquent que les condamnations en matière économique et financière représentent moins de 1% du total des condamnations (environ 5.000 sur 592.000). Et même si les sanctions prononcées en France sont très faibles quand on les compare aux Etats-Unis où des peines de vingt ans de prison sont infligées pour des fraudes comptables (dossiers Enron, WorldCom)…
Prenant ses distances avec la « dépénalisation de la vie des affaires » attendue, le rapport du groupe de travail considère que « le noyau dur du droit pénal des affaires n’a pas à être modifié». Pas question, donc, de remettre en cause les principaux délits que sont l’abus de biens sociaux, l’escroquerie et le faux : « Toutes les infractions sanctionnant des comportements frauduleux doivent évidemment être maintenues ».
Tout espoir n’est pourtant pas perdu pour ceux qui voudraient bouter les juges hors du monde des affaires. Sur la base du rapport, la ministre de la justice devra opérer des choix délicats.
Le plus emblématique concerne les abus de biens sociaux. C’est aujourd’hui la première infraction économique et financière - 4.633 condamnations pour ABS, de 1994 à 2000, au lieu de 8 pour délit d’initié, selon les statistiques du ministère. Pour les juges, elle offre aussi l’intérêt de pouvoir être utilisée comme un aiguillon, un délit « attrape-tout » qui permet de lancer une affaire puis de « ratisser » large afin de découvrir d’autres infractions. Elle a enfin donné lieu aux affaires les plus retentissantes (Noir-Botton, Elf, etc).
On comprend que le patronat essaie de limiter les poursuites diligentées au nom de ces terribles ABS. Le moyen le plus évident serait de tailler dans le régime particulier de leur prescription (le délai au-delà duquel une action en justice ne peut plus être intentée). Pour les abus de biens sociaux, la prescription actuelle est de dix ans et démarre au moment où les faits sont dénoncés – et non pas au moment où l’infraction est commise, comme pour la plupart des délits. La jurisprudence a considéré en effet qu’il s’agit d’une infraction dissimulée, notamment par des manœuvres comptables, qui ne peut apparaître que tardivement - par exemple lors d’un changement de direction à la tête d’une société.
Or, pour le groupe de travail, « la découverte, dix ans après les faits, d’une infraction économique et financière, pose de nombreux problèmes, comme le soulignent les enquêteurs, notamment en termes d’établissement de la preuve (disparition de pièces comptables dont le délai légal de conservation est souvent de dix ans) ». C’est pourquoi le rapport préconise de ne pas limiter le débat sur la prescription [4]au cas de l’ABS : il est proposé de revoir le régime de prescription pour l’ensemble des infractions pénales.
Dans tous les cas, la prescription partirait du jour où l’infraction a été commise. Sa durée dépendrait de la peine encourue. Pour les infractions passibles de moins de 3 ans de prison, la prescription serait de 5 ans. Pour celles qui sont passibles de 3 ans ou plus (comme l’ABS), on passerait à 7 ans.
On perçoit que la tentation sera forte pour le pouvoir exécutif : se saisir de la proposition du groupe de travail sur « la dépénalisation de la vie des affaires » pour limiter la réforme aux seuls abus de biens sociaux. Alors que son cabinet avait reçu le rapport, la ministre de la justice a semblé aller dans ce sens, le 10 février au Grand Rendez-vous d’Europe1, TV5Monde, Le Parisien : « Le délai de prescription, par exemple s’agissant de l’ABS, pourrait courir à compter de la commission des faits, sur un délai de 7 ans »…
Parmi les trente propositions [5] qu’elle avance, la commission prône notamment la mise en place d’une « action de groupe » à la française. Par le truchement d’associations agréées, cette démarche permettrait l’indemnisation de collectifs de victimes concernées par des infractions de masse au droit de la consommation.
Au sujet des délits boursiers, le groupe de travail préconise de mettre fin au « cumul des sanctions pénales et administratives » en renforçant le rôle du parquet dans l’orientation des dossiers [6]. Le schéma serait ainsi balisé : l’Autorité des marchés financiers devrait signaler au plus vite une opération douteuse. L’enquête de l’AMF et l’enquête judiciaire seraient alors menées en parallèle et en concertation. Puis le parquet orienterait la procédure vers l’un ou l’autre mode de traitement. Pour « les cas d’abus de marché les plus graves », la voie pénale serait privilégiée.
Cette fois, la question de la dépendance hiérarchique du parquet vis à vis du gouvernement est clairement posée par la réforme proposée. Elisabeth Guigou est la dernière des ministres de la justice à s’être engagée à ne pas intervenir auprès de « ses » parquets pour peser dans des dossiers particuliers.
Reste un gros point d’interrogation. Rachida Dati suivra-t-elle l’avis du président de la République ou celui des spécialistes réunis par la Chancellerie ? L’intitulé choisi par le pouvoir exécutif - « la dépénalisation de la vie des affaires » - avait fait tousser plus d’un magistrat. « Il y a la commande et le résultat », commente Bruno Thouzellier, président de l’Union syndicale des magistrats (USM) et membre du groupe de travail. De son côté, le Syndicat de la magistrature (SM) a choisi de ne pas participer à une « commission taillée sur mesure », préférant recommander une réforme d’ensemble [7]visant à instaurer « une éthique de la responsabilité économique ».
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/erich-inciyan
[2] http://www.mediapart.fr/files/Rapport1-Lettre-de-mission.pdf
[3] http://www.mediapart.fr/files/Rapport4-composition.pdf
[4] http://www.mediapart.fr/files/Rapport2-Prescription.pdf
[5] http://www.mediapart.fr/files/Rapport5-Propositions.pdf
[6] http://www.mediapart.fr/files/Rapport3-double-sanction.pdf
[7] http://www.syndicat-magistrature.org/spip.php?article552