Après Pierre Rosanvallon [2], Cyril Lemieux [3], Luc Boltanski [4] puis Marie-Monique Robin [5], qui, tour à tour, nous ont proposé des pistes pour penser la crise de la presse et la crise de la démocratie, c’est à la journaliste Naomi Klein de revenir ici sur les transformations des médias et leur capacité à rendre compte du monde. Dans cet entretien, Naomi Klein analyse les difficultés d’enquêter sur l’Irak, et ce que ces difficultés disent des nouvelles zones d’ombre du pouvoir américain.
Avec la publication de No Logo [6] en 2000, Naomi Klein [7] est devenue l’une des figures de proue de la dénonciation des excès du libéralisme économique, demeurant attentive aux mobilisations qui s’y opposent. Elle a poursuivi ce travail dans de nombreux articles (notamment réunis dans Journal d’une combattante : nouvelles du front de la mondialisation [8] en 2003), et dans The Take [9] (2004), le film qu’elle a tourné avec son mari Avi Lewis sur les occupations d’usines en Argentine. The Shock Doctrine [10] est paru en anglais en septembre 2007.
Vous venez de publier The Shock Doctrine (à paraître en France en mai), une grande enquête sur ce que vous appelez le « capitalisme du désastre ». Vous y décrivez comment les formes les plus radicales de libéralisme économique ont prospéré sur les grands chocs politiques et sociaux des trente dernières années, du coup d’Etat de Pinochet au Chili, au tsunami en Asie, en passant par l’ouragan Katrina aux Etats-Unis et la guerre en Irak. A quel point les informations que vous recherchiez ont-elles été difficiles à obtenir ?
L’une des plus grandes difficultés fut d’enquêter sur le monde des contractors [11] (chauffeurs, routiers, traducteurs, milices privées…les civils qui travaillent en Irak pour des entreprises et qui ont signé des contrats avec le gouvernement américain, ndlr). Parce qu’ils relèvent du secteur privé, ces contractors ne sont pas soumis aux mécanismes qui permettent habituellement aux journalistes d’obtenir des informations de source gouvernementale : vous ne pouvez pas obtenir l’accès à leurs données grâce au Freedom Information Act [12] –qui organise la transparence d’une partie de l’exécutif américain, ndlr-. Le Parlement ne peut pas plus les auditionner.
Pourtant, l’Etat leur sous-traite une part substantielle de ses fonctions. L’Irak a servi de véritable laboratoire de ces pratiques. Pour mon enquête, j’ai interviewé le vice-président de The Research Triangle Institute [13], une entreprise qui a obtenu un contrat de plusieurs millions de dollars pour construire la démocratie locale irakienne. Je lui ai posé des questions de base : « Combien êtes-vous payé ? Quel est votre travail ? » Il m’a répondu : « ce sont des informations confidentielles, couvertes par le secret professionnel »… La démocratie est devenue un business. C’est un nouveau monde, ce que nous avons l’habitude de considérer comme appartenant au domaine public, une fois sous-traité à ce type d’acteurs, bascule dans le régime privé.
Le livre révèle aussi toute une série de documents administratifs, découverts par l’équipe de chercheurs que j’ai recrutée. Ces archives étaient jusque-là dissimulées en plein jour, c’est-à-dire non classifiées mais pas non plus vraiment rendues publics. Elles n’étaient pas secrètes à proprement parler, mais j’aurais bien aimé les connaître il y a quelques années, quand nous manifestions contre la Banque mondiale et le Fond monétaire international, au plus haut de la vague de l’altermondialisation ! On peut en effet y lire des citations d’économistes très haut placés qui travaillent pour les institutions internationales et des centres d'études, comme John Williamson [14], l’auteur de l’expression « consensus de Washington », ou Michael Bruno, économiste en chef à la Banque mondiale. Tous deux parlent de leur besoin de désastres pour développer leurs programmes politiques radicalement libéraux.
Comment vous y êtes-vous prise pour contourner les difficultés d’accès aux sources privées ?
Beaucoup de ce que nous savons de la corruption endémique en Irak, à propos du groupe Halliburton ou de la compagnie de mercenaires privés Custer Battles, est lié à la culture juridique américaine. La loi sur les whistleblowers [15] permet à un lanceur d’alerte travaillant pour un contractor de dénoncer la corruption de la compagnie qui l’emploie, et d’empocher un pourcentage de l’argent que le gouvernement récupère grâce à sa dénonciation. Aux Etats-Unis, le lancer d’alerte est donc un business. Les tribunaux ont ainsi pu révéler les pratiques de Halliburton en matière de double facturation et de gonflements de prix. Mais le gouvernement américain intervient désormais dans ces procès, agissant au nom de la protection des secrets d’Etat.
L’association de défense des droits de l’homme ACLU [16] a porté plainte contre Boeing et son agence de voyage, Jeppesen Dataplan, pour avoir transporté des prisonniers vers des lieux de détention secrets où ils ont été torturés. Comme les personnes concernées ne peuvent pas poursuivre l’Etat, elles se sont retournées contre la compagnie aérienne. Mais le gouvernement a considéré que l’enquête judiciaire aurait violé des secrets d’Etat. Il l’a fait savoir. Et le tribunal vient de rendre un non lieu.
Une autre zone d’ombre concerne les sociétés de capital-investissement qui entrent dans le capital de compagnies généralement non cotées en bourse. Les titres ne sont pas vendus publiquement. Elles sont donc beaucoup moins transparentes qu’une compagnie comme Microsoft. Enquêter sur le groupe Carlyle [17], présent dans de nombreux domaines stratégiques (défense, énergie, télécommunication, médias…) est tout bonnement hallucinant : vous ne pouvez quasiment rien savoir sur cette société !
Carlyle aurait donc trouvé la parade parfaite ?
Il règne une grande confusion à ce sujet. Nous entrons dans un nouvel âge sombre. La transparence est un pilier essentiel de la démocratie, mais nous sommes en train d’en perdre conscience. En tant que journalistes, nous essayons d’obtenir autant d’informations que possible. Mais nous devrions aussi enquêter sur ce et ceux qui nous interdisent d’enquêter. Bizarrement, les journalistes continuent à prétendre qu’ils peuvent tout savoir. Des reporters partent en Irak, sont bloqués dans la zone verte mais font comme s’ils pouvaient informer le public. On dirait des imitateurs, plantés devant des plans d’un lointain Bagdad. Comme s’il était inconcevable qu’ils disent : « Eh bien nous ne savons pas ce qui se passe en Irak ». Il faudrait enquêter sur la manière dont s’étendent toutes ces zones d’ombre, et expliquer à quel point cette opacité qui gagne du terrain menace la démocratie.
Ron Suskind [18], un ancien éditorialiste du Wall Street Journal, a rapporté les propos d’un conseiller de George Bush, et son récit a depuis fait le tour du monde : « vous appartenez à la communauté réalité (…) nous sommes un empire maintenant, nous créons notre propre réalité ». L’administration Bush a-t-elle inventé un nouveau genre de propagande ?
Ils ne l’ont pas inventé, ils l’ont adapté à une nouvelle ère technologique. C’est une citation très forte. A bien des égards, elle résume ce qui s’est passé en Irak. C’est l’idée que d’abord vous créez un spectacle médiatique et, qu’ensuite, la réalité le rattrape et prend sa forme. C’est l’histoire des années Bush. Ils ont constamment essayé de jouer ce jeu : la mise en scène de la chute de la statue de Saddam, la visite de Bush sous les spotlights dans une New Orleans entièrement plongée dans l’obscurité après le passage de l’ouragan Katrina… Mais cette stratégie a dans l’ensemble fini par échouer.
Il y a d'ailleurs eu une étonnante complicité d’Hollywood, et plus particulièrement des séries télé, par leur mise en scène récurrente –voire leur célébration- de l’hyper surveillance et de la torture. Aujourd’hui en 2008, plus de six ans après le 11 septembre, les Américains sont moins hostiles à la torture qu’ils ne l’étaient en 2003. C’est un paradoxe étrange que les gens soient plus éloignés de ce qui leur a fait peur, et en même temps, davantage prêts à perdre des droits, au nom de la guerre au terrorisme. C’est lié à cette télévision qui, chaque soir, propose des séries qui célèbrent l’espionnage par les réseaux électroniques et les satellites, les caméras de vidéo surveillance, le viol de la vie privé…
La fiction en serait plus responsable que certaines réalités d'entreprise ou quelques échecs retentissants du journalisme ?
La fiction a joué un rôle très important. La série 24 Heures, à elle seule, a contribué à la normalisation de la torture. Les Républicains l’évoquent dès qu’ils sont interpellés sur les techniques d’interrogatoires. Ils parlent toujours du « scénario à la 24h ». C’est une référence directe à la série télé.
Par ailleurs, il est difficile de savoir ce qu’on entend par « journalisme » aux Etats-Unis. Le Washington Post a révélé l’existence des prisons secrètes de la CIA, Jane Mayer [19] a fait connaître la torture dans les prisons secrètes de la CIA et à Guantanamo dans le New Yorker : il y a eu de l’excellent journalisme. Mais les médias, aux Etats-Unis, c’est la télévision ! Il y a une étrange coexistence entre, d’un côté, la presse écrite qui sort des informations et des enquêtes et, de l’autre, la radio, les médias électroniques et la télévision, les médias émotifs qui parlent de complètement autre chose. L’écrit, ce n’est pas émotif. Le journalisme d’investigation est austère. Ce sont les faits, rien que les faits.
Quand nous faisons du journalisme d’investigation, nous pensons que ces faits vont être repris par des médias plus émotifs, que les gens vont s’en emparer et hurler : « c’est un scandale ! », et qu’ils vont demander des comptes. Mais c’est exactement ce qui ne s’est pas produit aux Etats-Unis. Ce qui scandalise les présentateurs télé n’a rien à voir avec ce que révèle le journalisme d’investigation. Cela explique en partie pourquoi se perd le lien logique entre la révélation d’un fait scandaleux et l’action entreprise pour y mettre fin. Depuis le début de la campagne présidentielle américaine, les candidats n’ont pas senti le besoin de prendre position contre la torture. Même chez les démocrates. Parce que ce qui excite les présentateurs télé de CNN ou de Fox News, ce n’est pas la torture, c’est l’immigration, le terrorisme et la pédophilie.
Le site internet de The Shock Doctrine lance un slogan : « L'information résiste aux chocs, armez-vous !». Qui est à même de produire cette information de résistance : les médias institutionnels, des espaces alternatifs du journalisme citoyen ?
Le journalisme d’investigation dont nous parlons, qui peut produire des révélations historiques, demande des moyens. Il faut être très clair à ce sujet : ce n’est pas un passe temps. Les révélations sur les écoutes téléphoniques illégales, les prisons secrètes de la CIA, la torture psychologique à Guantanamo, ce que fait Blackwater en Irak, cela demande un travail énorme. Cela dit, je crois que les blogs sont devenus de véritables médias alternatifs, des lieux capables de dénoncer des scandales. Ils jouent un peu le même rôle que les radios, en reprenant et parfois en martelant les informations venues du journalisme d’investigation de la presse écrite.
Je suis moi-même partagée sur notre slogan appelant à l’"information de résistance"…C’est un bon slogan, mais au fond, je crois plutôt que c’est le récit qui protège du choc. La manière dont on raconte une histoire. Pas juste les faits éparpillés. Parce que c’est la perte du récit, de l’histoire collective, qui met en état de choc. C’est ce qui rend les blogs aussi excitants : ils contextualisent l’information qui, par définition, est anti-narrative. Ce que le journalisme citoyen réussit incroyablement bien, c’est de prendre des faits et d’en faire une histoire.
Pour vous, le storytelling peut-il avoir des usages vertueux ? Ce n’est pas que de la publicité dissimulée et de la propagande ?
Non, ce n’est pas que négatif ! Nous, journalistes, sommes des storytellers, des pourvoyeurs d’histoires. Je ne parle pas de fiction mais bien de récits. The Shock Doctrine raconte des histoires. Après le 11 Septembre, ce qui a manqué aux mouvements auxquels j’appartenais, c’est précisément d’être capable de raconter des histoires qui aident à comprendre le monde. Cela nous a rendu très démunis face au « choc des civilisations », à « la guerre contre l’islamo-fascisme » et toutes ces histoires toutes faites qui se sont révélées si dangereuses. Je crois profondément que nous devons tenir notre rôle de storytellers : pas pour inventer des choses qui n’existent pas, mais bien pour raconter l’information comme une histoire.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/jade-lindgaard
[2] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/08022008/pierre-rosanvallon-un-journal-doit-organiser-l-espahttp:/www.college-de-france.fr/default/EN/all/his_pol/p999005417977.htm
[3] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/l-information-sur-le-web/11022008/cyril-lemieux-une-simple-logique-d-audience-condui
[4] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/14022008/luc-boltanski-nicolas-sarkozy-s-inscrit-dans-la-con
[5] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/l-information-sur-le-web/22022008/marie-monique-robin-ne-pas-prendre-les-information
[6] http://www.naomiklein.org/no-logo
[7] http://www.naomiklein.org/meet-naomi
[8] http://www.naomiklein.org/fences-and-windows
[9] http://www.thetake.org/
[10] http://www.naomiklein.org/shock-doctrine
[11] http://www.washingtonpost.com/wp-dyn/content/article/2006/12/04/AR2006120401311.html
[12] http://www.usdoj.gov/oip/referenceguidemay99.htm
[13] http://www.rti.org/page.cfm?nav=6
[14] http://www.iie.com/staff/author_bio.cfm?author_id=15
[15] http://www.whistleblowers.org/
[16] http://www.aclu.org/safefree/rendition/34121prs20080214.html
[17] http://www.carlyle.com/
[18] http://www.ronsuskind.com/about/
[19] http://www.newyorker.com/archive/2005/11/14/051114fa_fact