Le Carnaval de Venise vient tout juste de s'achever et les touristes n’ont rien remarqué. Dans cette charmante petite osteria à côté du pont Rialto, un couple de Français s'embrasse autour d'une pizza et d'un risotto. La carte affiche des prix vénitiens pour une cuisine locale et populaire. Mais derrière le comptoir, la « Mamma » est une petite dame chinoise.
Madame Yin, 50 ans, est la patronne du restaurant ainsi que de deux bistrots de la rue Larga Mazzini. Madame Yin fait partie de cette récente vague de Chinois qui ont bouleversé, en moins de dix ans, l'économie locale. Elle raconte: "Une cinquantaine de restaurants et de bars ont été rachetés par la communauté ces six dernières années dans les endroits stratégiques de Venise : près de la place Saint-Marc, du pont des Soupirs, du Rialto". Des établissements achetés à prix d'or et très fréquentés par les touristes étrangers, où l’on paie 15 euros la pizza et son verre de San Pellegrino, sans compter le couvert à 2 euros ni le service à 6 euros.
Ces Chinois en question viennent essentiellement de la région du Zhejiang, au sud-est de la Chine, la plus riche des provinces chinoises grâce notamment à sa production de briquets pour le monde entier. Comme la communauté des Chinois de Paris, les nouveaux Chinois de Venise restent entre eux. « On n’a pas beaucoup d’amis italiens, nous vivons dans la maison du patron », explique Jang Feng Ping, jeune barmaid qui bredouille quelques mots d'italien après trois années à Milan puis Venise. Derrière le zinc dix heures par jour et six jours par semaine, Ping ne connait pas encore la dolce vita mais elle caresse le rêve de tenir un beau jour son propre bar. "Pour faire un maximum d'argent, mais je dois mettre 150 000 euros de côté pour ouvrir un bar à l'extérieur de la ville".
A mille euros par mois, il lui faudra être très patiente. "Je pourrais gagner plus en travaillant pour un patron italien, avoir des congés et un treizième mois mais ils ne proposent en général que des contrats courts et depuis la loi Bossi [2], ça ne suffit plus pour obtenir un permis de séjour".
Qu'ils soient servis par une belle Chinoise ou une charmante Italienne, les capuccinos ont gardé la même saveur au palet des Vénitiens. Ces derniers ne semblent pas avoir développé de rancoeur tant ils comprennent combien ces immigrés ont permis de revitaliser la ville qui, gorgée de touristes mais vidée de ses habitants, ressemblait un peu trop à un Disneyland chic. « Les gens ici ne veulent plus lever le petit doigt, les Chinois eux travaillent dur et ne se plaignent jamais », défend Nicolo Bussotti. Sa voisine : « Ne sois pas hypocrite. Tu sais bien qu’ils achètent ce qu’ils veulent. D’ailleurs d’où vient-il cet argent ? Personne ne le sait ».
Au restaurant Florida, sur la calle de la Madona, le compromis a été choisi. Walter Morriotto s’est associé avec sa serveuse chinoise pour acheter ce nouveau restaurant. « Elle a travaillé pour moi comme serveuse puis elle m'a aidé à faire les comptes. J'ai vu qu'elle était très sérieuse. Quand je lui ai fait cette proposition, sa famille a apporté la moitié des fonds nécessaires en quelques jours », dit-il. Devenue patronne, Geshu Zhang fait venir des compatriotes en nombre. « En échange d’un contrat, nous lui donnons une partie de notre salaire : c’est une sorte de compensation, c'est normal », estime Xiaolong, en cuisine.
Mais Walter Morriotto sait que cette intégration des Chinois à Venise est laborieuse : « Ils ont des sommes très importantes à rembourser à leurs familles. Pour ne pas perdre la face, ils travaillent sans arrêt, ils ont la municipalité sur le dos qui multiplie les inspections d’hygiène. Mais pour se faire mieux accepter des locaux comme des clients, ils commencent à employer des serveurs italiens. Ils ont compris que la mixité était importante pour se faire intégrer ».
C'est le cas de Tan Junle qui a remisé ses employés chinois et bengalis aux cuisines. "Depuis l'été dernier, nous faisons appel à des serveurs italiens et les clients sont satisfaits », précise la nouvelle patronne du Xioxio bar. L’ancien propriétaire, Pietro Messo, 68 ans, n’y trouve rien à redire. Il y revient de temps en temps, pour se faire servir un cocktail. « L’ambiance n’a pas changé : le personnel est courtois et le lieu est propre. Que demander de plus ? » . A l'office du tourisme de Venise, on ne se plaint pas. Roberta Valmarana: "Cela fait revenir des habitants et des travailleurs à Venise. Même s'ils restent entre eux, qu'il ne participent pas aux animations, ils sont respectés car ce sont tout de même de très bons acheteurs".
D’autres Chinois prennent moins de risques et ouvrent des établissements exotiques, avec la cuisine de leur pays, mais la clientèle n’est pas au rendez-vous. « Les étrangers qui viennent à Venise ne veulent pas manger du riz cantonnais", admet Xia Jen, patron du Temple du Paradis sur la Calle dei Stagneri. Il réfléchit à une conversion de son restaurant et à l’embauche d’un chef cuistot italien.
Dans l'ensemble, cette métamorphose de Venise reflète bien les maux dont souffre l'Italie. Une croissance au ralenti, une natalité au plus bas et le besoin vital de main d’œuvre immigrée et de capitaux étrangers. En 2006, la journaliste du Time Magazine s'amusait d'une nouvelle tendance vénitienne [3]. Dix-huit mois plus tard, le contraste saute aux yeux.
(photos Jordan Pouille)
Prolongements:
Voici les statistiques officielles de la population vénitienne en 2006 et 2007, selon la nationalité. Même si elle vit majoritairement aux alentours de la ville comme Mestre ou Lido, la communauté chinoise représente une part importante de la population, derrière les Bengalis... et les Moldaves!
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Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/jordan-pouille
[2] http://www.yabiladi.com/article-societe-1860.html
[3] http://www.time.com/time/asia/2006/journey/venice.html
[4] http://www.mediapart.fr/files/Image_2[1].PNG