Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, et toujours les mêmes pressions, les mêmes méthodes, qui font un climat, en tout cas un régime plus sûrement monarchique que républicain, notre bon vieux bonapartisme. Chronique du livre à paraître: « L’info-pouvoir. Manipulation de l’opinion sous la Vème République », de Jean Pierre Bedéï.
Pour raconter une bonne histoire, rien de tel que de commencer par son début. Ainsi, le 4 décembre 1959, un an et demi après la prise de pouvoir gaulliste, Michel Debré [2] écrit de son bureau à Matignon à Christian Chavanon qu’il a installé à la tête de la RTF. Le rédacteur de la constitution de la Vème République se plaint du mauvais esprit qui règne, selon lui, sur les antennes. Une missive parmi beaucoup d’autres que Jean Pierre Bedéï, journaliste politique à La Dépêche du midi, exhume des archives pour esquisser le grand et funeste roman de la sujétion de l’audiovisuel français ( Il faut lire la manière dont François Fillon parle ici [3] d’un de ses éditoriaux). La réponse du patron de la télévision publique laisse pantois : « Quand je veux recruter un réalisateur, j’ai en général le choix entre des garçons de talent mais peu sûrs et des gens sûrs qui sont de pauvres croûtes (…). Pour les journalistes, j’ai d’une autre façon le même problème : quatre fois sur cinq, depuis dix-huit mois, on a nommé des ânes bien intentionnés et mon alternative est celle là même que j’ai citée plus haut. »
La radio non plus n’échappait pas au tatillon contrôle du premier Premier ministre du général. Ainsi cette autre lettre, en 1961, à Louis Terrenoire le ministre de l’information: « L’information à la radio n’est pas dirigée. (…) Je ne peux que vous exprimer ma tristesse et ma colère devant une telle incapacité de la radio à être simplement sereine, nationale, gaulliste ».
Pompidou, Giscard, Mitterrand, Chirac, Sarkozy, et toujours les mêmes pressions, les mêmes méthodes, qui font un climat, en tout cas un régime plus sûrement monarchique que républicain, notre bon vieux bonapartisme. Cette histoire, c’est la matrice dans laquelle presse et pouvoirs nouent leur destin. Bédeï parle du pouvoir politique, il y aurait un volume à écrire très contemporain sur le pouvoir économique, et un autre aussi sans doute, dans le champ de la culture et de la critique, sur ce qu’il est convenu d’appeler le copinage. Mais c’est une autre histoire.
L’auteur tente de tenir la chronique de la propagande au quotidien, des interventions en tous genres, des mises au placard et des promotions, de l’influence et de son trafic, ses coups tordus et affaires d’Etat. Ce faisant, il parvient avec plus ou moins de bonheur à forger le concept de « l’info-pouvoir » dont on conviendra que l’épicentre se situe à la télévision. En creux, il raconte aussi la résistance frondeuse des esprits libres, journalistes et auteurs, et la lucidité clairvoyante de l’opinion selon les périodes. Ainsi, et pour rester aux origines du régime gaulliste, ce sondage de l’IFOP en 1962, à la fin de la guerre d’Algérie : « Pour être informé d’un problème politique d’actualité, le public fait plutôt confiance à 29% au journal habituel, 27% à RTL ou Europe1, 9% à la télévision, 9% à la radio officielle.»
Disons le tout net, ce travail honorable et sérieux ne restera pas dans les annales par son originalité et ses révélations. Par son autocritique non plus. On aurait aimé par exemple que l’auteur revienne sur la couverture que son propre journal a faite de l’ « affaire Allègre » et de ses suites. L’ouvrage a cependant le mérite de montrer les évolutions en matière de manipulation, la sophistication des moyens utilisés depuis que la communication politique [4] s’est imposée et que la presse papier a baissé pavillon. Laurent Solly, ex-directeur adjoint de la campagne de Nicolas Sarkozy, passé depuis l’élection de son mentor à l’état major de TF1, résume bien l’impact exorbitant de la télévision et l’usage qui en est fait: "La réalité n’a aucune importance. Il n’y a que la perception qui compte."
Prendre le contrôle et manipuler
En politique, on ne peut mieux résumer ce qui sépare un manipulateur d’un démocrate. Ainsi, en 2002, après la déroute jospinienne du premier tour de l’élection présidentielle, l’institut TNS-Média Intelligence établissait-il l’indice du « bruit médiatique » d’où il ressortait que le thème ( la médiatisation) de l’insécurité s’était concentré à 69% à la télévision, 22% dans la presse écrite et 9% à la radio. Cherchez l’erreur.
Parmi les lignes de force du livre - et son intérêt - la permanence de l’intention mérite d’être soulignée. On y voit le même mouvement, que l’Elysée soit occupé par un civil ou un militaire, un lettré distingué ou un énarque pragmatique, un homme de gauche ou un esprit de droite, le même processus, la même démarche. Pour prendre le contrôle et manipuler, il s’agit toujours de placer des hommes et des femmes sûrs à la tête des médias (publics et privés), de verrouiller les hiérarchies et les tuyaux, d’occuper les places et les esprits, d’envoyer hauts fonctionnaires et affidés dans le camp d’en face, celui des journalistes, pour les contraindre et les abuser, les corrompre ou les convaincre. Or, si cette translation d’un monde vers l’autre est incontestable, on peut se poser la question de sa pérennité maintenant que Nicolas Sarkozy a été élu.
Parce qu’il y a un élément nouveau dans la constitution de cette « info-pouvoir » : dorénavant le mouvement se fait dans les deux sens. Du médiatique vers le politique également. Ainsi Catherine Pégard [5] (ex Le Point) et Georges Marc Benamou ( ex Globe et Lagardère) se sont-ils mis au service du Prince pour le conseiller. Mais ils ne sont pas les seuls anciens journalistes à avoir gagné les cabinets ministériels. Myriam Levy ( ex Figaro) tient la communication et le service de presse à Matignon, Jean-Marc Plantade ( ex Le Parisien) occupe les mêmes fonctions à Bercy, ainsi que Gaël Tchadaloff [6]auprès de Rachida Dati.
Les Anglo-saxons ont le joli mot d’ « embedded » pour parler de ceux qui partagent le même lit et ils l’ont utilisé pour caractériser le statut des journalistes intégrés dans l’armée de la coalition occidentale au moment de la première guerre du golfe. Cette connivence, cette immersion se lit (sans jeu de mot) aussi dans la presse « people » et la chronique des amours entre les journalistes et les hommes politiques (ici, le sens est unique, les femmes sont journalistes, les politiques sont des hommes et pas l’inverse). Il se trouve que cette tendance inédite du peuplement des postes politiques par des détenteurs de la carte de presse en dit long sur l’évolution actuelle. Elle dit la fascination du journalisme politique pour son objet d’étude jusqu’à en tomber d’amour.
Plus sérieusement, ce mouvement du journalisme vers les lieux de pouvoir explicite aussi la crise de la politique et de la démocratie. Catherine Pégard l’indique à sa manière quand elle ne craint pas d’affirmer qu’elle « continue d’enquêter au service de Nicolas Sarkozy ». En démocratie, on ne peut mieux résumer ce qui confond le journaliste du policier.
« L’Info-pouvoir, Manipulation de l’opinion sous la V° République »
Jean Pierre Bedéï. Actes Sud [7]. 21 euros. Sortie en librairie le 1° Février.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/gerard-desportes
[2] http://fr.wikipedia.org/wiki/Michel_Debré
[3] http://www.blog-fillon.com/article-6909793-6.html
[4] http://www.wolton.cnrs.fr/FR/hermes/ouvrages/index.html
[5] http://www.lemonde.fr/web/article/0,1-0@2-823448,36-996397,0.html
[6] http://www.nouveleconomiste.fr/Portraits/1362-Dati.html
[7] http://www.actes-sud.fr/