Figurant parmi les entreprises les plus connues des Français, notamment à cause des 46 millions de Livret A qui sont en circulation au travers de son réseau (et de celui de La Poste), la Caisse nationale des caisses d’épargne [2] (CNCE), l’organe central du réseau des Caisses d’épargne, est en passe d’entrer dans une double crise. D’abord une crise financière car l’établissement ne remplit plus les obligations réglementaires auxquels sont soumis les établissements de crédit. Ensuite, une crise sociale parce que le groupe s’apprête à mettre en œuvre un nouveau plan de réduction d’effectifs qui, selon les informations recueillies par MediaPart, pourrait porter sur 4.000 emplois.
C’est un fait rare dans l’histoire récente des grandes banques françaises : la Commission bancaire [3], un organisme qui est présidé par le gouverneur de la Banque de France [4] et qui fait office de gendarme du secteur bancaire, a adressé à la CNCE un courrier lui faisant injonction de reconstituer d’ici fin mars ses fonds propres [5], qui sont devenus insuffisants au point de ne plus respecter les obligations réglementaires encadrant les activités des établissements de crédit. Une copie de cette injonction a été remise à chacun des membres du comité d’audit, qui s’est réuni mardi 22 janvier. Déjà, en décembre 2007, la Commission bancaire avait adressé une première mise en garde, mais moins pressante.
L’Ecureuil minimise l’affaire, assurant qu’elle découle d’une évolution de la réglementation dite « prudentielle ». Notre enquête atteste pourtant que la situation est autrement plus grave : c’est un naufrage qui menace actuellement les Caisses d’épargne, et l’injonction de la Commission n’est qu’un symptôme parmi de très nombreux autres.
Pour protéger les clients des établissements de crédits de tout défaut de paiement sinon de banqueroute, les banques sont en effet dans l’obligation de respecter ce que les experts appellent un ratio de solvabilité. En clair, leurs fonds propres doivent impérativement être supérieurs à une certaine proportion de leurs crédits ou de leurs engagements. Dans le cas de la CNCE, ce ratio doit être supérieur à 8,5%. Or, dans le courant de l’automne dernier, la Commission bancaire a découvert que la Caisse nationale risquait de se retrouver au début de 2008 avec un ratio inférieur. D’où cette sommation : la CNCE, dont le fameux ratio serait actuellement à peine supérieur à 6%, doit d’urgence trouver une somme comprise entre 3,6 et 4,1 milliards d’euros pour ne plus être en contravention avec la réglementation bancaire.
Selon les dirigeants des Caisses d’épargne, ce dérapage ne leur est pas imputable mais découle des nouvelles dispositions [6] de cette réglementation, connue sous l’appellation de « Bâle II », qui sont entrées en vigueur au 1er janvier 2008. Un simple changement de certains principes comptables (et notamment la prise en compte de certaines participations financières non consolidées) serait donc en cause. Et la CNCE aurait seulement besoin d’un peu de temps pour s’y adapter. Concrètement, les nouvelles dispositions de « Bale II » auraient pour effet mécanique de faire baisser le ratio de la Caisse nationale mais d’améliorer celui du groupe des Caisses d’épargne (l’agrégation de la CNCE et des Caisses régionales). Voilà en tout cas l’histoire qui a été servie à la presse ces derniers jours.
La véritable histoire, pourtant, qui permet de prendre la mesure du désastre financier vers lequel se dirige le groupe, est beaucoup plus complexe que cela. Issue du monde coopératif et mutualiste, la CNCE a brutalement changé de stratégie ces dernières années, sous l’impulsion du président de son directoire, Charles Milhaud, et de son directeur général, Nicolas Mérindol [7]. Rompant avec la Caisse des dépôts et consignations [8] (CDC), à laquelle elle était liée afin de mener pour le compte de l’Etat des missions d’intérêt général, comme la rémunération de l’épargne populaire et le financement du logement social, la CNCE s’est engagée dans une fuite en avant financière, l’amenant à connaître de graves revers sur les marchés à risque américains, dont celui des « subprimes » ; à multiplier des acquisitions très onéreuses sur lesquelles elle a ensuite fait de colossales moins-values qui n’apparaissent pas encore dans ses comptes ; ou encore à se comporter comme une « banque d’influence » en rendant des « services », petits ou grands, comme dans le cas de la vente à terme des actions EADS, ce qui lui a aussi fait perdre également de l’argent. La seconde lettre de la Commission bancaire pointe qu’une politique de risques non maîtrisés est à l’origine de la situation de la banque.
C’est donc le bilan méticuleux de cette fuite en avant qu’il faut établir pour mesurer la situation réelle des Caisses d’épargne. Une première partie de ce bilan est aisément chiffrable : après avoir violé, au printemps 2006, le pacte d’actionnaires qui la liait à la CDC, la CNCE a dû racheter la participation au sein de son propre capital (35%) que l’établissement public détenait. Ce qui lui a fait perdre 7 milliards d’euros de fonds propres. Si la CNCE ne respecte plus son ratio de solvabilité, c’est donc d’abord pour cette raison : parce qu’elle a tourné le dos à son arrimage public pour migrer à vitesse accélérée vers les marchés financiers.
Mais par surcroît, après son divorce d’avec la CDC, la CNCE s’est ensuite lancée dans une cascade d’aventures financières. Quasiment toutes se sont soldées par des déconvenues, et qui n’apparaîtront pas dans les comptes 2007. Le premier sinistre est celui de Natixis [9], la banque d’investissement que les Caisses d’épargne ont créé avec les Banques populaires [10], en fusionnant leurs filiales spécialisées. De 19,5 € l’action lors de sa création, le titre est, un an plus tard, tombé à près de 13€. Ce qui correspond pour la CNCE a une moins-value potentielle d’environ 1,9 milliard d’euros. La CNCE a aussi fait l’acquisition en juillet 2007 du promoteur immobilier Nexity [11] au plus haut du marché, à 68 € l’action, alors que depuis le titre s’est effondré autour de 25€. Soit une autre moins-value potentielle d’environ 600 millions d’euros, que la CNCE ne fera pas plus apparaître dans ses comptes.
Et puis surtout, il y a le sinistre CIFG [12], une société américaine de « rehaussement » de crédit (une société financière qui donne sa garantie aux organismes publics ou privés qui lançent des emprunts sur les marchés financiers, garantie qui permet d’obtenir des taux d’intérêt plus avantageux). Filiale initialement de la CNCE, CIFG a été apportée à Natixis lors de sa création. Ce qui a lourdement contribué à la chute de son cours de Bourse, car la société américaine s’est trouvée au cœur de la crise des subprimes. Résultat : en catastrophe, les Banques populaires et la CNCE ont dû décider, en novembre dernier, pour préserver Natixis, d’en sortir CIFG et de la recapitaliser à parité à hauteur de 1,5 milliard de dollars, soit 750 millions de dollars (517 millions d’euros) à la charge de la CNCE. Mais nul ne sait s’il ne faudra pas doubler, tripler voire même quintupler la mise, si d’aventure la crise des subprimes se creuse encore.
Dans l’économie française, l’Ecureuil fonctionne toujours comme un symbole. Mais ce dernier, si l’on peut dire, s’est soudainement inversé. Autrefois, les Caisses d’épargne étaient l’un des rouages de la rémunération de l’épargne populaire et du financement du logement social, si caractéristiques du « capitalisme rhénan ». Les voilà soudainement qui copient les aspects les plus sulfureux du capitalisme anglo-saxon, ceux de la financiarisation à marché forcée et des coups de Bourse, au point d’être en France l’un des établissements bancaires les plus menacés par la crise américaine.
A ce titre, la crise dans laquelle entrent les Caisses d’épargne est moins visible – pour l’instant – que celle de la Société Générale, mais elle est peut-être encore plus symbolique des mutations de l’économie française. Et des excès de la financiarisation. D’autant qu’à la crise économique pourrait venir se surajouter une crise sociale : un plan de 4000 suppressions d’emplois est actuellement à l’étude. La direction de la CNCE a l’intention de faire valoir que ce plan a pour origine non pas les difficultés financières de l’entreprise – qu’elle minimise - mais la « banalisation » du Livret A (c'est-à-dire la fin du monopole de distribution) annoncé par le gouvernement.
Lors d’un comité de groupe, le 18 janvier, la direction de la CNCE, sans avancer de chiffres, a admis un plan de départ par « écoulement naturel » - une formule qui a choqué les représentants du personnel – et a évoqué 700 à 1.000 suppressions de points de vente présentés comme « non rentables ». Ce qui inquiète vivement les syndicats de la maison [13].
Initialement, notre pré-site n’avait que deux ambitions : présenter ce que sera le projet MediaPart ; lancer un grand débat sur la presse. La gravité des faits que nous avons recueillis sur les Caisses d’épargne nous conduit à presser le pas et à publier une enquête sur un sujet au cœur de l’actualité économique. Mais, au demeurant, peut-être n’est-ce pas inutile pour témoigner également de ce qu’est notre projet éditorial. En économie, comme en d’autres sujets, notre volonté est de réhabiliter l’enquête ; de chercher à déjouer les pièges de la communication pour tenter d’établir les faits, de leur donner sens en les remettant dans une perspective. Alors, après tout, pour cela aussi, cette enquête nous a paru nécessaire. Les Caisses d’épargne sont en quelque sorte un double cas d’école : de certains des travers qui affectent le capitalisme français ; de la priorité que nous donnerons à l’enquête économique dans le projet MediaPart.
Nous avons proposé au président du directoire, Charles Milhaud, de nous donner son point de vue, sous la forme d’en entretien en vidéo, mais notre demande est restée sans réponse. Nous lui avons alors fait savoir les différents volets sur lesquels porterait notre enquête, pour qu’il puisse, sous la forme qu’il le souhaitait, infirmer ou confirmer nos informations. Sans plus de succès.
Voici donc, en plusieurs épisodes, la chronique d’un naufrage annoncé, celui des Caisses d’épargne.
Sommaire des articles :
Lundi. En pleine crise financière, les Caisses d’épargne préparent la suppression de 4000 emplois [16].
Le viol du pacte d’actionnaires passé avec la Caisse des dépôts [17].
Mardi. Au cœur de la crise des subprimes [18].
Mercredi. Une cascade de coûteuses opérations [19].
Jeudi. Opération à hauts risques en faveur de Lagardère [20].
Vendredi. Les agents secrets de Charles Milhaud [21]
Samedi. Une privatisation au coeur de l'économie sociale [22]
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/laurent-mauduit
[2] http://www.groupe.caisse-epargne.com/asp/ci_modele2.aspx?np=cnce_ci&nv=20071102152352
[3] http://www.banque-france.fr/fr/supervi/supervi_banc/cb/cb.htm
[4] http://www.banque-france.fr/fr/instit/orga/noyer.htm
[5] http://fr.wikipedia.org/wiki/Capitaux_propres
[6] http://www.fbf.fr/web/internet/content_presse.nsf/(WebPageList)/BD797FCEE1E68953C12570310028B13D
[7] http://www.groupe.caisse-epargne.com/asp/ci_modele2.aspx?np=dirigeants_ci&nv=20080111115416
[8] http://www.caissedesdepots.fr/
[9] http://www.natixis.com/jcms/c_5154/accueil
[10] http://www.banquepopulaire.fr/
[11] http://www.nexity.fr/
[12] http://www.cifg.com/
[13] http://www.mediapart.fr/files/Déclaration_Comité_de_Groupe_du_18_janvier_2008.doc
[14] http://www.dailymotion.com/video/x45tmv_mediapartfr-entretien-avec-patrick_news
[15] http://www.dailymotion.com/Mediapart
[16] http://Lundi. En pleine crise financière, les Caisses d’épargne préparent la suppression de 4000 emplois.
[17] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/28012008/1-le-viol-du-pacte-passe-avec-la-caisse-des-depots
[18] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/29012008/enquete-sur-la-crise-financiere-des-caisses-d-eparg
[19] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/un-journalisme-d-enquete/30012008/enquete-sur-la-crise-financiere-des-caisses-d-epar
[20] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/un-journalisme-d-enquete/31012008/enquete-sur-la-crise-financiere-des-caisses-d-epar
[21] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/un-journalisme-d-enquete/01022008/enquete-sur-la-crise-financiere-des-caisses-d-epa-0
[22] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/un-journalisme-d-enquete/02022008/enquete-sur-la-crise-financiere-des-caisses-d-epar