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De Benedetti poursuit en justice les « bonnes » affaires d’Alain Minc et Pierre Bergé

Auteur: 
Laurent Mauduit [1]

La presse n’aime guère parler d’elle-même. Surtout quand des dirigeants de groupes célèbres, fussent-ils en sursis, sont en cause. Est-ce pour cela que nul ne s’est intéressé à une affaire qui devait venir le jeudi 29 novembre 2007 devant le Tribunal de grande instance de Paris, et qui, du fait de la grève des magistrats contre Rachida Dati, a finalement été reportée au 24 janvier ? L’histoire est pourtant révélatrice de certaines pratiques du monde des affaires. Et aussi des pratiques d’une figure connue du monde de la presse.

 

Opposant une cascade de sociétés et de coquilles financières toutes plus méconnues les unes que les autres – Ciga Luxembourg d’un côté, Hosmoz, Soparfi ou encore Oléron Participations de l’autre -, l’affaire n’est en apparence pas de nature à susciter la curiosité. Et même si la première des sociétés reproche, selon les mots de son conseil, Me Patrick Atlan, à ses adversaires d’avoir engagé à son encontre des « manœuvres » dont « le caractère [est] fondamentalement frauduleux », on n’est guère enclin à s’y intéresser.

Pourtant, les protagonistes sont beaucoup plus célèbres que ne le suggère le nom des sociétés qui sont en bataille les unes contre les autres. Avec d’un côté l’industriel italien et actionnaire du quotidien La Repubblica, Carlo de Benedetti, qui est le vrai plaignant ; et puis dans le camp d’en face, Alain Minc (président du conseil de surveillance du Monde, conseiller de nombreux grands patrons français ainsi que de Nicolas Sarkozy), Pierre Bergé (le cofondateur de la maison Yves Saint-Laurent) ou encore Michel de Guillenchmidt (avocat, directeur d’université) dont l’épouse, Jacqueline, est membre du Conseil constitutionnel.

Ce face-à face judiciaire Benedetti-Minc est très inattendu. Car les deux hommes, qui ont une longue histoire commune, avaient jusqu’à présent pris soin de ne pas faire étalage des différends qui les opposent. Dirigeant dans la seconde moitié des années 1980 la holding française de l’industriel italien, Cerus, Alain Minc a été le principal instigateur de la célèbre et calamiteuse OPA sur la Société générale de Belgique, en janvier 1988, qui s’est soldée par un désastre financier. Quelques années plus tard, Carlo de Benedetti avait évalué le coût de cette OPA ratée à plus de 800 millions d’euros. Et longtemps après, en 2000, dans un livre d’entretien intitulé « Carlo de Benedetti l’Européen »(éditions Balland), l’industriel italien avait laissé percer sa colère à l’encontre d’Alain Minc : « Faire de lui un chef d’entreprise ou un président-directeur général, c’est comme confier à un sociologue la gestion d’une charcuterie », avait-il lâché.

Cette pique mise à part, Carlo de Benedetti s’est toujours gardé d’accabler celui qui l’avait entraîné dans ce désastre. Mieux que cela. S’il finit par évincer Alain Minc de son groupe, en 1991, il n’en est pas moins généreux et lui signe un chèque de 10 millions de francs lors de son départ – de seulement 6 millions, selon Alain Minc. L’intéressé peut alors démarrer une nouvelle vie, en fondant sa petite structure, AM Conseil. 

Sa petite société a une double fonction, l’une publique, l’autre plus officieuse. D’abord, AM Conseil est la société au nom de laquelle Alain Minc facture les conseils qu’il va alors commencer à prodiguer aux grands patrons français. Et puis, c’est par le truchement de cette structure qu’il fait des investissements plus discrets : en particulier, AM Conseil participe en 1996 à la création d’une autre société, Oléron Participations, aux côtés du cofondateur d’Yves Saint-Laurent, son ami Pierre Bergé. Oléron Participations va prendre des participations dans de nombreuses sociétés. De fil en aiguille, Alain Minc va ainsi se retrouver administrateur d’une grosse PME de Romanrantin, Rasec (mobiliers et gondoles pour grandes surfaces), dont le PDG est un dénommé Patrick Gentil (un ancien condisciple d’Alain Minc à Sciences-Po) ; et dans laquelle Oléron Participations a pris une participation (25%).

Pour Alain Minc, une nouvelle vie commence. Et officiellement, ses chemins ne croiseront plus jamais ceux de Carlo de Benedetti. Plus jamais ? Eh bien si ! Sans que nul ne le sache, les deux protagonistes, qui officiellement se font bonne figure, sont entrés en bataille judiciaire l’un contre l’autre. Et c’est précisément Oléron Participations, la structure au travers de laquelle Alain Minc et Pierre Bergé gèrent une partie de leur fortune personnelle, qui est au centre du litige ; laquelle Oléron Participations a son siège social 10, Avenue Georges V, tout comme... AM Conseil ! 

Le litige remonte à mars 1992. A l’époque, Carlo de Benedetti apporte une nouvelle preuve de sa magnanimité à l’égard de celui qui a criblé son groupe de dettes. Il accepte que la banque Duménil Leblé (qui fait partie de son empire Cerus - et longtemps dirigée par Alain Minc) accorde un prêt bancaire de 125 millions de francs à une société dénommée Final, qui est présidée par l’ami d’Alain Minc, Patrick Gentil. Le prêt a pour objectif de permettre à Final, avec l’appui d’une autre banque, de faire un « LBO » (reprise d’une entreprise par ses cadres dirigeants) sur une autre société, dénommée Sofarpi, qui contrôle à 100% un seul actif vraiment intéressant, une société dénommée Hoyez. 

En clair, c’est Hoyez la véritable cible du « LBO ». Et c’est de sa rentabilité que va dépendre la capacité de sa maison-mère, Final-Sofarpi, de rembourser les emprunts contractés, notamment auprès de la banque Dumenil Leblé. Or, c’est ici, pour Carlo de Benedetti, que tout va se gâter. D’abord, son empire industriel continue d’être ébranlé par les répliques du tremblement de terre financier, dont Alain Minc est l’un des premiers responsables. Et notamment, la banque Dumenil Leblé engage une descente aux enfers, qui va la conduire à la liquidation : les créances détenues par la banque sur Final-Sofarpi sont alors rétrocédées à Ciga Jersey, la filiale de défaisance de l’empire Benedetti, avant d’être transférées dans une autre structure, Ciga Luxembourg (la structure qui a donc été à l’origine de la procédure judiciaire).

Et puis surtout, les dirigeants de l’empire Benedetti ont vite le sentiment que les hommes d’affaires à qui ils avaient consenti un prêt, mettent à profit cette période de turbulences pour procéder à un tour de passe-passe pour ne pas avoir à rembourser une bonne partie de leur dû.

En 1996, les dirigeants de Final-Sofarpi décident en effet de vendre Hoyez, le seul actif significatif sur lequel ils peuvent compter pour honorer leur dette à l’égard de Carlo de Benedetti. Aussitôt, les dirigeants du groupe italien demandent à leur avocat à Paris, Me Atlan, de s’opposer par tous les moyens de droit à une vente qu’il qualifie de « frauduleuse »car elle va nécessairement siphonner la maison mère, Final-Sofarpi, et lui interdire de rembourser l’emprunt. Mais Patrick Gentil fait la sourde oreille et conteste à Ciga sa qualité de créancier.

Et à qui la société Hoyez, au cœur de la dispute, est-elle vendue ? C’est là que l’histoire se corse. La structure qui en fait l’acquisition en 1996 est une toute nouvelle société qui vient de se créer et qui a pour nom... Oléron Participations, la société d’Alain Minc et de Pierre Bergé ! En asséchant financièrement Final-Sofarpi, qui a souscrit l’emprunt, et en faisant racheter Hoyez par Oléron Participations, les initiateurs du projet font donc une double mauvaise manière à Carlo de Benedetti. Ils en ont d’ailleurs conscience. Dans un compte rendu de réunion, en date du 19 mars 1996, versée dans la procédure, Patrick Gentil fait en effet ce constat : «  L’investisseur (P. Bergé, YSL, A. Minc) et son banquier (Le Crédit lyonnais) ont pleine conscience que l’on ne fait pas une bonne manière aux créanciers ». 

Le 17 juillet 1996, le même Patrick Gentil écrit une lettre à Alain Minc, versée aussi dans la procédure, dans laquelle il use de la même franchise : «Je n’ai jamais pensé que ton ancienne société [Cerus] resterait sans réagir à ce qui n’est tout de même pas une ″bonne manière″ (...) En définitive, comme dans toute entreprise, il faudra se battre et faire preuve de sang froid avant de récolter les fruits de la victoire ». 

Concrètement, la société Ciga est informée en avril 1996 qu’Oléron Participations a fait une offre de 65 millions de francs pour racheter Hoyez pour un montant qu’elle juge notoirement sous-évalué. Elle refuse donc cette vente à un prix si bas, mais la vente intervient malgré tout. Ce qui conduit à l’épilogue prévisible. Du même coup, sa maison-mère, ayant perdu son principal actif, ne peut plus faire face à ses dettes et est acculée au dépôt de bilan. Quant à l’acquisition de Hoyez, elle est vite réalisée. C’est la société Oléron Participations qui en est au cœur de l’opération. Mais au dernier moment, une société nouvelle est créée pour finaliser l’achat. Dénommée Avelinvest, elle est à l’origine présidée par Alain Minc, et est contrôlée directement ou indirectement par Patrick Gentil et ses principaux associés. Parmi eux, on relève aussi le nom de Michel de Guillenchmidt, qui après avoir été l’avocat de Final, a pris aussi des intérêts dans Avelinvest, au travers d’une petite structure créée par lui, en association avec l’épouse de Patrick Gentil. Puis, pour finir, à la mi-1999, une nouvelle société, Hosmoz, dont Patrick Gentil est administrateur, rachète Avelinvest et Hoyez.

Pour Me Atlan, toute l’histoire permet donc d’établir « le caractère fondamentalement frauduleux des manœuvres »que Patrick Gentil et ses associés « ont organisé en 1996 au préjudice des créanciers de Final et grâce auxquelles certains des codéfendeurs ont réalisé des profits considérables ». Soit, selon les évaluations de l’avocat, un profit de 74,6 millions de francs pour Patrick Gentil et Michel de Guillenchmidtet 45 millions de francs pour Oléron Participations, la société d’Alain Minc et Pierre Bergé. Interrogés, les défenseurs des adversaires de Ciga n’ont pas souhaité répondre et donner leur version de l’histoire.

Au terme d’une interminable procédure, émaillée de rebondissements innombrables, Me Atlan demande donc 13,9 millions d’euros en réparation pour ses clients. Les juges accèderont-ils à sa demande ? Même si Alain Minc n’est pas le seul personnage en cause dans cette histoire, qui se plaide au civil, il en est l’acteur le plus connu. Et dans les turbulences multiples qu’il traverse depuis plus d’un an – de Vinci jusqu’au Monde -, il a fait depuis peu le choix de se montrer beaucoup plus discret dans la vie des affaires. Autant dire que l’affaire Hoyez risque de contrarier son nouveau souci de confidentialité. Et lui faire, de nouveau, une inopportune publicité.

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