« Un bon journaliste est un journaliste qui a démissionné », proclamait l’association Sauvons la recherche lors de sa manifestation du 6 décembre dernier. Comment, comme journaliste, ne pas se sentir violemment interpellé ? Par delà le mécontentement habituel des acteurs sociaux à l’égard du traitement médiatique de leur cause, comment ne pas voir dans cette affirmation raide l’aveu d’une très profonde perte de confiance ? N’est-ce pas, là encore, l’un des nombreux symptômes de cette crise de la presse dont MediaPart entend d’abord, avec ce pré-site, prendre toute la mesure pour très vite et, en actes, proposer au quotidien des solutions ?
Ce que pointe sans doute ce slogan provocateur, c’est la grandissante difficulté à concilier le temps long de la recherche, et son approche par définition complexe des phénomènes, avec un agenda médiatique bousculé et toujours prêt à céder à la facilité. Il traduit aussi le malaise plus large, ressenti par bon nombre de professionnels comme de citoyens, face aux assauts répétés d’un anti-intellectualisme qui, de Fouquet’s en Eurodisney, ne prend même plus la peine de se cacher. Lecteurs ou journalistes, nous le savons bien : depuis de longues années déjà, cette guerre à l’intelligence fait rage dans les médias.
Entre journalistes et chercheurs, les relations n’ont jamais été faciles. Question de concurrence sans doute, chacun tentant selon ses procédures et ses moyens de livrer une vérité. C’est une même et unique volonté de savoir que partagent deux professions qui pourtant s’appuient sur des épistémologies diamétralement opposées. D’un côté, la recherche de faits scientifiques, c’est-à-dire validés par leur régularité. De l’autre, la recherche de faits journalistiques, c’est-à-dire caractérisés par leur exceptionnalité. Lorsque les journalistes s’intéressent par définition aux trains qui arrivent en retard, les économistes, les sociologues ou les ingénieurs qui voudraient donner une image la plus scientifique possible du trafic ferroviaire doivent bien sûr s’intéresser à l’ensemble des trains.
A focaliser principalement leur attention sur la « déviance » (d’où le rôle central dévolu au fait divers dans l’avènement de la presse, ce lien étroit entre « le sang et l’encre » qu’évoque l’historien Dominique Kalifa), les médias remplissent sans doute, par le rappel incessant des normes, une indispensable fonction d’intégration sociale. Dans des sociétés hyper-médiatisées comme la nôtre, on peut pourtant se demander si cette vision biaisée de la réalité n’induit pas une véritable crise de la représentation, au sens d’une difficulté à se/nous représenter la société. Il suffit de considérer les effets politiques de la question de l’insécurité pour avoir un aperçu du problème.
La pipolisation ne ressort-elle pas de la même logique ? D’où l’attention excessive portée aux êtres exceptionnels plutôt qu’aux commun des citoyens, sans même parler de tous ceux sur lesquels on pourrait coller un sticker « Pas vu à la télé », et qui composent cette France invisible qu’a arpentée récemment un collectif de journalistes et de chercheurs pour une fois très judicieusement associés.
Connaissance journalistique contre connaissance scientifique : depuis longtemps, cette tension me passionne et nourrit ma pratique professionnelle. Il y a juste vingt ans, au moment où j’hésitais entre les deux univers et comme pour retarder l’heure du choix, je me suis penché sur l’une des très rares figures qui s’est tour à tour brillamment confrontée au journalisme et à la sociologie, Robert Ezra Park [2]. Né en 1864 (la même année que Max Weber), il fut d’abord reporter à l’âge d’or de la grande presse américaine avant, à 50 ans, de devenir sociologue et de fonder la fameuse école de Chicago
Cet audacieux tournant professionnel vers une discipline encore embryonnaire était en fait la conséquence de l’échec, en 1892, de Thought News, un magnifique projet de journal qui n’a jamais pu voir le jour. Déçu par l’évolution sensationnaliste d’une presse désormais déstabilisée par la puissance de la publicité, Robert Park avait imaginé en compagnie de Franklin Ford un journal qui se serait appuyé sur la philosophie et la science pour rendre compte de l’actualité. Thought News devait ainsi s’intéresser à ce que Park a, par la suite, appelé les big news, c’est-à-dire les tendances de long terme d’une société, ces faits qui trop souvent échappent au regard pressé du journaliste obsédé par l’événementiel.
Thought News s’annonçait comme un journal « qui ne doit pas aller au-delà des faits ; qui doit rendre compte de la pensée plutôt que de l’habiller de ses habits du passé ; qui plutôt que de s’appesantir à l’infini sur le seul processus humain accompagnant les faits doit avancer les faits eux-mêmes ; qui ne doit pas débattre des idées philosophiques per se mais les utiliser comme des outils dans l’interprétation des mouvements de pensée ; qui doit traiter des questions de science, de lettres, d’Etat, d’écoles et d’églises comme d’éléments de la vie remuante de l’homme, et donc comme des questions d’intérêt public ; qui doit rendre compte des nouvelles recherches et des nouvelles découvertes dans leur environnement plutôt que dans leur importance exagérée ; qui doit remarquer les nouvelles contributions à la pensée du point de vue de l’actualité et non pas de celui d’un patron ou d’un censeur ».
Fort de son expérience de reporter à Wall Street, et influencé par les théories du philosophe John Dewey, Franklin Ford était fasciné par le marché et le public. Il était persuadé que l’information pouvait être un produit comme un autre, c’est-à-dire qu’elle avait un prix.
C’est parce que j’ai de la suite dans les idées et, qu’enfin, Internet permettra à Thought News de naître que j’ai décidé de rejoindre MediaPart.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/sylvain-bourmeau
[2] http://www.persee.fr/showPage.do;jsessionid=C4E58B4CAF52730288B0AB5322378E11.erato?urn=polix_0295-2319_1988_num_1_3_1351