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Le journalisme au défi du sarkozysme

Auteur: 
Edwy Plenel [1]

Tout est résumé à la page 44 de L’aube le soir ou la nuit, ce portrait de Nicolas Sarkozy en candidat par Yasmina Reza, paru l’automne dernier chez Flammarion. Voici ce que la dramaturge écrit : « Quelques jours plus tard, le même Laurent me dira, la réalité n’a aucune importance. Il n’y a que la perception qui compte ».  Laurent, c’est Laurent Solly, alors directeur adjoint de la campagne du futur président de la République et, depuis, recasé dans les hautes sphères de TF1, la chaîne de télévision du groupe Bouygues. Quant à cette confidence, elle est un terrible défi lancé à la face du journalisme dont l’actualité vient encore d’être illustrée par la conférence de presse élyséenne du mardi 8 janvier [2].  

Car notre matière première, à nous, journalistes, c’est justement la réalité : la déchiffrer, la connaître, la questionner, l’expliquer, la découvrir, etc. C’est même l’unique raison d’être de cette profession puisque, pour le reste, à savoir l’opinion, le jugement, le commentaire, le point de vue, etc., ce n’est aucunement notre privilège, mais la liberté de tout citoyen. En revanche, arpenter le réel, aller à sa rencontre, le replacer dans son contexte et son histoire, faire entendre sa complexité et sa diversité, vérifier, recouper, préciser, rectifier, c’est là un métier où la compétence et l’expérience professionnelles rejoignent une nécessité démocratique : pour se forger un jugement pertinent, mieux vaut être bien informé.

Or, depuis sept mois, l’hyperprésidence sarkozyste a choisi un registre exactement opposé, celui de l’irréalité. Son écrivain public, Henri Guaino, rédacteur des discours présidentiels, l’a théorisé : il faut « raconter une histoire » aux Français. Peu importe qu’elle soit vraie, voire même crédible, l’important c’est qu’elle fonctionne le temps d’une séquence, à la manière d’un bon scénario. Dans un livre récent, paru à La Découverte, Christian Salmon a rappelé ce que ces techniques politiques du Storytelling devaient aux usages du marketing. Il s’agit bien de caser un produit, quitte à vendre du rêve ou du vent. D’où l’importance, ici, du verbe qui en vient à détrôner l’action.

Le président parle bien plus qu’il n’agit, et ses discours sont le semblant du faire. S’il assume sans embarras ne pas en être l’auteur, laissant sa plume officielle les commenter publiquement, c’est qu’ils n’ont qu’une importance relative. Ce n’est pas tant leur contenu qui importe que l’impression qu’ils donnent. Ils ne sont utiles que dans la mesure où ils garantissent le mouvement, créent l’agitation, suscitent l’exégèse. Si le sarkozysme semble insaisissable, au point d’ajouter à l’absence criante de contre-pouvoir une cannibalisation et une tétanisation de l’opposition parlementaire, c’est parce que son moteur est la déréalisation. 

Depuis quelques mois, les Français semblent transformés en spectateurs d’un roman présidentiel. Oui, un roman, autrement dit une fiction, et ce n’est pas un hasard si sa dimension sentimentale finit par s’afficher autant que son ambition politique. Nul hasard non plus si, à l’écoute des successives péroraisons présidentielles, on finit par se dire que les mots n’y ont plus de sens véritable, que les références y sont réversibles, que les valeurs y sont interchangeables. Comme s’il ne s’agissait plus que de leurres, entre appâts politiques et hameçons médiatiques. Tête à queue que les hommages aux figures historiques du socialisme suivies par l’étalage gourmand d’envies de luxe, de richesse et de possession – imagine-t-on Jean Jaurès, Léon Blum ou Guy Môquet « bling bling » ? 

Couper-coller encore que les refrains sur la moralisation du capitalisme financier quand, à l’évidence, il trône au cœur du pouvoir, de ses relais amicaux et de ses soutiens médiatiques, des intérêts qu’il défend et des clientèles qu’il sert. Court-circuit enfin que cette « politique de civilisation » d’abord revendiquée comme une invention présidentielle alors qu’ils s’agissait d’une citation cachée, et finalement assumée comme une référence à l’œuvre d’Edgar Morin, figure intellectuelle de la gauche. Car c’est dans l’histoire du socialisme et de son aspiration, certes déçue mais maintenue, « à plus de communauté, de fraternité et de liberté », que le sociologue enracine cet horizon d’espérance. Mieux encore, parmi les buts de cette politique réinventée telle qu’il l’a théorisée dans un livre de 1997 chez Arléa, Morin énonce cet impératif fort éloigné de l’actuel narcissisme élyséen : « Moraliser (contre l’irresponsabilité et l’égocentrisme) ».

Ce tourbillon est fait pour désorienter – l’opinion, l’adversaire, les médias –, et il y réussit souvent. Dès lors, on voit bien qu’au-delà de sensibilités partisanes, politiques ou philosophiques, une responsabilité particulière incombe au journalisme français face à ce pouvoir sans partage qui ne connaît d’autres limites que lui-même. Si ses discours nous submergent, si son agenda nous obnubile, si son imaginaire nous envahit, ceux qui nous lisent, nous regardent ou nous écoutent seront littéralement perdus. Egarés devant ce spectacle en essuie-glace où tout s’efface, tout s’oublie, tout se vaut.

Un confrère vient très paisiblement d’illustrer le travail qui nous attend. Dans Sommes-nous des paresseux ? (c’est au Seuil), Guillaume Duval, rédacteur en chef d’Alternatives économiques, a repris, pour les démonter une à une en trente questions, les affirmations péremptoires que la parole sarkozyste a réussi à imposer dans le débat public. Allez y voir et vous verrez que, du « travailler plus pour gagner plus » au « ministère de l’immigration et de l’identité nationale », c’est bien une fiction, donc des illusions mensongères, que l’on tente, aujourd’hui d’imposer face à la réalité et à ses vérités dérangeantes. 

Le journalisme, ce pourrait être modestement cela : défendre le réel, sa connaissance et son investigation, contre l’irréalité des démagogies et des idéologies.

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