Quand un acteur de « sitcom » américain fait le travail des journalistes financiers, vous savez qu'il y a un problème avec le « quatrième pouvoir ».
Certes, Ben Stein [2] n'est pas le pendant masculin de Paris Hilton. Fils de l'économiste conservateur Herbert Stein (de l'école de Chicago), Stein junior a été avocat, porte-plume à la Maison Blanche (sous Nixon et Ford), professeur d'université, même s'il est plus connu du grand public pour ses nombreuses apparitions dans des spots publicitaires et des séries comme « Seinfield ».
Ben Stein n'est pas non plus le « libéral » (au sens américain du terme) débridé dont on pourrait attendre une charge accablante contre Goldman Sachs and Co., la plus « sang bleu » des grandes banques d'investissement de Wall Street. Il est aux Etats-Unis un des héraults de la cause douteuse du « créationnisme » que la droite religieuse oppose à la théorie de l'évolution de Charles Darwin. Il est aussi « pro-life », c'est-à-dire un adversaire résolu de la légalisation de l'avortement.
Là où les choses se compliquent, c'est que Ben Stein dispose néanmoins d'une chronique financière régulière dans le supplément du weekend du New York Times.
Le 2 décembre dernier (oui, le jour même où MediaPart.fr [3]a commencé sa vie en ligne), notre acteur occasionnel y révélait que Goldman Sachs, loin d'avoir perdu sa chemise dans le naufrage des crédits hypothécaires à risque (subprimes), serait un des principaux bénéficiaires de la crise qui secoue la planète financière depuis août dernier.
![]() Ben Stein |
Non que Goldman Sachs se soit tenue à l'écart de cette activité extrêmement lucrative consistant, comme on le sait maintenant, à « titriser » (transformer en instruments financiers négociables à tout moment) les prêts immobiliers consentis à des ménages américains auxquelles leurs faibles ressources interdisaient l'accès à des crédits classiques (prime).
Avec ses amis experts financiers, Stein arrive à la conclusion que Goldman a placé ces dernières années, auprès d'investisseurs attirés par les hauts rendements promis, quelque 100 milliards de dollars sous forme de CMO, des obligations convertibles dont les actifs « sous-jacents » étaient précisément des « subprimes ». Ce qui en faisait un des dix premiers acteurs de ce marché.
Mais, pendant que la main droite de la banque d'affaires faisait la promotion de ces « déchets toxiques » (comme on les qualifie aujourd'hui, mais un peu tard), sa main gauche pariait sur leur baisse, voire leur effondrement. Comment? Par une technique très classique consistant à jouer « court » (short), c'est à dire à vendre à terme un actif dont on pense que la valeur va chuter. Jouer « long » est la démarche inverse: on achète à terme un actif dont on anticipe la hausse.
Les opérateurs financiers disposent de toute une palette d'instruments financiers pour se livrer à ce petit jeu. En l'occurrence, Goldman a « shorté » (en franglais dans le texte) un indice. Massivement.
« Ce qu'il faut en retenir, écrit Ben Stein en ce 2 décembre, c'est qu'au moment même où Goldman faisait la promotion des CMO, la banque jouait court ce truc pourri dans des proportions titanesques par des ventes d'indice, démontrant à quel point elle considérait comme une abomination le produit qu'elle vendait »... à des tiers.
Pratique routinière, selon un porte-parole de Goldman cité par Ben Stein. Rien d'illégal. En effet. « Aider un naïf à se séparer de son argent » est une règle d'or des intermédiaires financiers depuis la nuit des temps.
D'ailleurs, le 18 décembre, Goldman publiait pour le quatrième trimestre 2007 des résultats supérieurs aux attentes des analystes. Pour toute l'année 2007, les bénéfices de la firme bondissent de 22%, à 11,6 milliards de dollars, pour un chiffre d'affaire de 46 milliards, en hausse de 22% également.
Conduit par leur patron Lloyd Blankfein, les « moonistes » de Wall Street (comme les surnomment leurs rivaux moins fortunés) vont aller en riant jusqu'à leur banque déposer des bonus faramineux. Ceci au moment où les firmes rivales, de Citigroup à Merrill Lynch en passant par Morgan Stanley, doivent absorber des pertes énormes et tendre la sébille à des fonds souverains (du Golfe, de Singapour, de la Chine « communiste ») pour reconstituer des fonds propres mis à mal.
Fin de l'histoire? Pas tout à fait.
Au moment où Goldman Sachs inondait le système financier américain de déchets toxiques, que la crise immobilière a fait remonter à la surface comme après le naufrage d'un porte-conteneurs, son patron était Henry « Hank » Paulson, aujourd'hui secrétaire au Trésor de George Bush. Et par conséquent chargé, en théorie, d'éviter que la crise financière ne se transforme en récession économique aux Etats-Unis. Un pompier pyromane, en somme.
Sans succès pour le moment, un parlementaire américain a demandé que M. Paulson vienne s'expliquer sur la genèse de la crise devant le Congrès.
La vérité, pour qui a regardé l'histoire récente de Goldman, est que la firme a poussé plus loin qu'aucune de ses concurrentes la pratique de ce qui, à une époque désormais lointaine, aurait été qualifié de conflit d'intérêt.
Traditionnellement, les banques d'affaires gagnaient leur vie avec des commissions perçues en contrepartie de services, qu'il s'agisse d'émissions obligataires (pour le compte des gouvernements et des entreprises) ou de conseils en fusions et acquisitions. L'expertise ou les informations dont la banque bénéficiait, elle en faisait profiter ses clients et eux seuls.
Terriblement vieux jeu. Chez Goldman, plus de deux tiers des profits viennent officiellement (beaucoup plus, selon des initiés) des opérations en compte propre. Quand elle monte une transaction pour un client, la firme, s'appuyant sur des capitaux propres très importants pour une société de « conseils », demande désormais sa part. C'est beaucoup plus lucratif. Il est même arrivé que Goldman, dans une affaire d'OPA, mange aux deux râteliers, celui de la cible et celui du prédateur. De terrains de golf en faillite au Japon à une ferme d'éoliennes, la firme investit aussi directement son propre argent, avec des profits substantiels à la clef.
La justification habituelle, ressortie dans l'affaire des CMO, est que les différentes divisions sont séparées par des « murailles de Chine », tenues ignorantes de ce qui se trame à un autre étage du 85, Broad Street, dans le bas de Manhattan.
Ben Stein n'est pas le premier à manifester sur ce point un grand scepticisme. Dans sa chronique du 2 décembre, il relève que le rapport d'un noir pessimisme sur le marché immobilier américain rédigé par un économiste de haut rang de Goldman, Jan Hatzius, colle trop bien à la stratégie consistant à jouer court les produits dérivés liés à ces actifs.
Le passé de Wall Street ne plaide pas en faveur de Goldman. Personne ne devrait avoir oublié la manière dont les analystes des valeurs Internet décriaient en privé, avant l'éclatement de la bulle, les actions dont ils faisaient la promotion publique au nom de leur employeur, chargé de l'introduction en bourse.
« Le surmoi n'existe pas chez Goldman », analyse un ancien haut cadre, qui relève que la firme engage beaucoup d'anciens militaires et des gens qui ont brillé dans les sports collectifs. La sélection naturelle y est brutale. Pas d'héritiers, ou alors ils doivent être aussi brillants que leurs pairs d'origine plus humble. Blankfein lui-même, issu d'un milieu social newyorkais plus que modeste, passé par Harvard grâce aux bourses obtenues au seul mérite, symbolise cette version financière du rêve américain.
La firme soigne particulièrement ses relations avec les milieux politiques et les institutions publiques, de Washington à Pékin, de Rome à Paris. En Europe, Goldman a recruté Otmar Issing, ancien économiste en chef de la Banque centrale européenne. Mario Draghi, patron de la Banque d'Italie et qui siège à ce titre au conseil des gouverneurs de la BCE, a travaillé longtemps à Londres pour la firme.
« J'ai travaillé pour Goldman pendant 25 ans. Quelle meilleure préparation à la vie politique ? », avait remarqué Robert Rubin, débauché pour devenir le deuxième secrétaire au Trésor de Bill Clinton. Son co-président Jon Corzine a utilisé sa fortune pour se faire élire sénateur (démocrate) puis gouverneur de l'Etat du New Jersey.
Les « alumnis » (anciens « élèves ») de Goldman ont des positions éminentes à la Maison Blanche de Bush, mais aussi dans l'entourage d'Hillary Clinton. Collectivement, les « moonistes de Wall Street » seraient les plus gros contributeurs financiers aux campagnes de Hillary Clinton comme de son rival Barak Obama.
Alors, des maîtres de l'univers complotant dans l'ombre pour mettre sous tutelle les gouvernements élus ? La vérité est plus terre à terre. Chez Goldman, la couleur qui compte n'est ni le rouge (républicain), ni le bleu (démocrate), c'est le vert. Celle du billet.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/philippe-ries
[2] http://www.benstein.com/
[3] http://www.mediapart.fr