Chère rédaction de MediaPart,
Je scrute votre projet depuis qu’il a commencé à émerger avec la
note d’Edwy Plenel publiée sur le Nouvelobs.com. J’ai même contacté
ce dernier à ce moment là et pour des raisons d’agenda nous n’avons
pas pu nous rencontrer. Pour planter le décor, je vous livre très
vite mon CV. J’ai 41 ans. Je suis journaliste depuis presque 20
ans. Je suis aussi entrepreneur depuis 1999, année de création de
l’agence de presse multimédia que je dirige encore.
Je sais toute la difficulté de créer une entreprise, qui plus est
une entreprise dont l’activité est de faire de l’info. En lisant la
note d’Edwy Plenel, à laquelle j’adhère sur le plan éditorial à
quelques réserves près notamment sur les aspects participatifs, je
me suis mis à la place d’éventuels investisseurs à laquelle elle
était a priori destinée. Il n’y avait pas un mot sur la manière
d’obtenir les abonnés payants, ou les adhérents, comme vous les
appelez. Pourtant vous expliquez que ce sont eux qui doivent
assurer la viabilité économique de MediaPart. En gros, il n’y a pas
de stratégie commerciale. Or, je sais par expérience que les
abonnés ne viennent pas tous seuls. Il faut aller les chercher. Il
faut mettre en place les outils marketing adéquats pour les faire
venir.
Notre agence vend sous forme d’abonnement mensuel (2 euros/mois) un
service d’information à forte valeur ajoutée. Nous le faisons avec
un opérateur de téléphone mobile très puissant. Sans lui et sa
puissance commerciale et marketing, nous n’aurions pas pu obtenir
les quelques 250.000 abonnés à ce service qui n’est pas autre chose
qu’un SMS breaking news (la promesse faite à l’abonné est qu’il
apprenne les grands événements de l’actualité grâce à nous et pas
grâce à un autre média : c’est sa seule valeur ajoutée).
Un autre opérateur mobile, lui aussi très puissant, n’a jamais réussi à
dépasser 2000 abonnés pour un service analogue malgré ses millions
de clients (et ce n’est pas faute d’avoir fait savoir que ce
service existait). Pourquoi ? Tout simplement parce qu’il pensait
qu’il n’aurait qu’à faire savoir à ses millions de clients que ce
service existait et que ceux que l’info intéresse viendraient
s’abonner naturellement. Ca ne marche pas comme ça. Notre
partenaire, lui, a mis en place une stratégie commerciale destinée
à vendre le service d’info. Et dans ce cas cela a marché.
Autre exemple : les efforts considérables que fait la presse (quotidienne
et magazine) pour recruter des abonnés et les fidéliser. Avec le multimédia,
la logique doit être analogue si l’on veut faire payer les gens.
Face à la gratuité de l’information, qui contente un grand nombre de
personnes et qui participe de la « malinfo » stigmatisée par Denis
Muzet, il faut mettre en place des stratégies de conquête des
lecteurs pour des contenus à forte valeur. L’offre d’information
gratuite est pléthorique. L’exemple de Rue 89 qui, malgré son
fulgurant succès, aura sans doute du mal à survivre à la
réalité économique, est éloquent. Comme le disent ses fondateurs,
ce média n’existe que grâce au fait qu’eux-mêmes ne se rémunèrent
pas et qu’ils vivent sur leurs indemnités de départ de Libération.
L’audience du site plafonne à 500.000 visiteurs uniques/mois.
Impossible dans ces conditions de faire vivre une rédaction digne
de ce nom.
Par ailleurs le modèle qui consiste à tabler sur des
contenus réalisés bénévolement par des contributeurs n’est pas non
plus pérenne à mon avis. Nous savons tout le travail que représente
un article de qualité. Il est inconcevable que ce travail ne soit
pas rémunéré. Vous croyez à la valeur de l’information. C’est bien.
Pour être cohérent, il faut donc reconnaître la valeur des auteurs
des articles. Dans un journal papier, vous n’auriez pas eu l’idée de
ne pas rémunérer l’auteur d’un article validé par le rédacteur en
chef. Pourquoi en serait-il autrement sur le Web ? Rue 89 vit donc
sur une illusion et sur une réalité économique faussée.
Sur le plan éditorial, je ne doute pas que votre équipe produise une
information différente, libre et à forte valeur ajoutée. Mais vous
verrez que vos premiers abonnés seront les autres médias et que, dès
que vous sortirez une info, ils la reprendront (en vous citant
d’ailleurs, comme ils l’ont fait à plusieurs reprises pour Rue 89
ou Nouvelobs.com). Vous serez contents qu’on fasse référence à
votre travail et penserez que cela vous apportera des abonnés ou, du
moins, dans un premier temps, fera grandir votre notoriété et donc attisera
la curiosité d’un nombre croissant de personnes. Mais votre
information vous échappera. Lisez Denis Muzet.
Aujourd’hui, l’information est un produit de consommation qui s’apparente au
fast-food, écrit-il notamment. L’immense majorité des consommateurs
s’arrête au pré-digéré des radios, des JT, des journaux gratuits,
des dépêches d’agence qui ont inondé le Web en accès toujours
gratuit. Ces médias pilleront vos infos sans vergogne et vous aurez
du mal à lutter contre la gratuité. A priori, ceux qui sont prêts à
payer l’info le font déjà en achetant des journaux. Il faudra les
convaincre, avec de forts arguments et des révélations très
fréquentes, que votre site web leur offrira au minimum l’équivalent
et peut-être plus que ce qu’ils lisent déjà.
Je sais par expérience que lorsqu’on se lance dans l’aventure de la
création, l’enthousiasme nous fait balayer d’un revers de main les
doutes et les critiques. On est un peu comme des croyants portés
par leur foi dans le projet et sourds aux voix divergentes. On veut
avancer. Souvent, la raison, ou du moins la lucidité, font un peu
défaut. Et l’on oppose toujours à la raison des exemples fous qui
ont marché.
J’ai envisagé au départ devenir un « ami contributeur » du projet
MediaPart. Mais depuis que vous avez mis en ligne cette version
d’essai, je vous ai lu. J’ai aussi regardé la composition de votre
équipe. Pour les journalistes par de problème, vous savez de quoi
vous parlez. Pour la gestion de l’entreprise vous avez apparemment
trouvé quelqu’un. Pour la technologie, vous avez des partenaires.
Mais je ne vois pas d’équipe commerciale. Vous allez avoir un
superbe produit à vendre mais il ne suffit pas d’exister quand on
veut faire payer l’abonnement. C’est le manque que je perçois mais
peut-être y avez-vous pensé et je ne fais qu’enfoncer une porte
ouverte.
Quoi qu’il en soit, je me dis que vos investisseurs sont aujourd’hui
plus des mécènes que des investisseurs car le pari semble économiquement très risqué.
Cela pose d’ailleurs un problème de fond sur la viabilité économique
d’initiatives comme la vôtre sur un marché aussi étriqué que le marché français.
Peut-être que, malheureusement, l’information libre et de qualité ne peut plus
vivre autrement que de dons désintéressés ou militants.
Je souhaitais vous faire part de mes modestes réflexions dont vous
ferez ce que vous voulez. Et ne vous méprenez pas, je suis de ceux
qui pensent qu’il est urgent de créer des médias libres et
indépendants et que cela passe par le WEB même si la télévision
reste encore en matière d’information le média qui écrase tous les
autres. Mais je m’y prendrai autrement.
Bon courage à toute l’équipe. J’espère que vous réussirez.
Pierre-Albert Ruquier, directeur de l’information de Dioranews [1]
Liens:
[1] http://www.dioranews.com/