C'était il y a quelques années, à propos de terrorisme. L'éditorial d'un magazine français, illustré de la photo d'une bibliothèque londonienne pendant les bombardements nazis. On voyait un bâtiment éventré et un homme, soigneusement habillé en train de chercher attentivement quelque oeuvre littéraire ou volume d'encyclopédie. L'éditorial était titré "We're not afraid". Je l'ai d'abord lu mi- distrait, mi-agacé : qu'est-ce qu'il nous donne encore comme leçon de morale celui-là ? Et pour une raison que je ne m'explique pas tout à fait, j'ai jeté le magazine - dans la bonne poubelle ! - au bout de quelques jours en déchirant la page de l'éditorial afin de la garder. Petit à petit, à chaque fois que je le relisais, l'essentiel s'imposait là, évident, de plus en plus prégnant : ce texte disait tout, enfin je veux dire l'important d'une démocratie comme la nôtre. On ne cède pas devant les diverses formes de terrorisme et de violence. Ca ne veut pas dire que l'on bande ses muscles et que l'on répond au coup par coup au même niveau et avec les mêmes méthodes. Ca ne veut pas dire que l'on doive torturer pour obtenir des aveux de poseurs de bombes. Ca ne veut pas dire qu'on répond à deux nuits de grande violence dans un coin de banlieue en dégainant des comparutions immédiates, les appels à témoins rémunérés et qu'on prépare quelques avions-espions sans pilote sur un tarmac militaire pour aller surveiller les quartiers pauvres. Ca ne veut pas dire non plus qu'on reste, angélique, les bras croisés face à la violence. Ca veut dire tout simplement dire qu'on ne cède pas d'un pouce, pas d'un millimètre pour reprendre nos mesures révolutionnaires, de nos valeurs démocratiques. Parce qu'à la minute où on renonce à l'une de ces valeurs, nous avons collectivement perdu la bataille contre la barbarie. J'ai bien écrit "la barbarie", pas "les barbares", et j'insiste. Je ne me sens pas dans cette France du "second en pire" comme un être civilisé obligé de me battre contre des "sauvages" qui troublent ma tranquille petite bourgeoisie. Je ne me sens pas comme un honnête homme en butte à la "voyoucratie". Tant qu'on 'y est on, devrait aussi nous raconter qu'ils font cuire leur beefsteak en les mettant sur les selles de leurs scooters avant de les chevaucher à travers les quartiers pour semer la terreur, comme on nous décrivait les moeurs d'Attila dans les cours d'histoire quand j'étais enfant. Ca veut dire, tout simplement, mais c'est là que tout se complique, qu' "On ne lutte pas dans le noir" comme l'écrivait Edwy Pleynel dans ce qui est resté pour moi un fameux éditorial. Parce que la violence n'est pas génétique, la barbarie n'est pas un vice. C'est un piège qui coince ses proies avec, en ce moment, la complicité de la société qui se laisse bercer par l'idée que l'on naît bon ou méchant et qu'il n'y a pas à y revenir. S'il n'y a pas de justification à la violence, il y a des explications. Alors oui, "on ne lutte pas dans le noir". Et pour ne pas lutter dans le noir, il faut des journalistes. Ces professionnels de l'esprit critique. Celles et ceux sur qui je compte pour développer plus que je ne le peux moi-même, cette faculté de s'interroger, de chercher à savoir, à décortiquer à décrypter. Comme je compte sur mon pote serririer quand j'ai perdu mes clés et que je veux rentrer chez moi parce que je ne sais pas forcer une serrure. Leur métier est simple et difficile à la fois : nous expliquer notre monde complexe parce que moi, comme l'ensemble de mes contemporains, je n'ai pas le temps ni les moyens de tout comprendre, de tout découvrir, je n'ai aucun moyen sérieux de démêler le faux du vrai, l'information de la manipulation. Et j'ai besoin de ces intermédiaires entre le monde et moi pour pouvoir participer au débat démocratique. C'est crucial. Les intermédiaires, la compréhension et le débat démocratique. D'autant plus qu'une utilisation distraite d'internet, pourrait me laisser croire le contraire. Voilà en quelques mots un peu touffus, en un texte un peu long peut-être, pourquoi je viens d'adhérer à Médiapart... Avec l'idée, que je ne m'explique pas tout à fait, que je ne serai pas déçu. Peut-être l'expérience de l'éditorial de jadis.