Vous me demandez mon avis sur la Presse Française d’aujourd’hui. En fait, je la lis irrégulièrement. Ce n’est pas que le monde ne m’intéresse pas, c’est qu’il n’y a plus moyen pour moi de l’aimer quand je lis les journaux. Bien sûr ça tient au monde comme il marche, mais ça tient aussi à la manière de nous dire les choses, à cette langue quasi neutre qui croit mieux informer en se retenant d’« exister », ce qui pour moi produit des vérités à ras, des vérités sans vérité, des histoires où la présence humaine compte peu ; en somme, des natures mortes des temps modernes. Comme si ce langage fermé sur lui-même, codé, ne pouvait que fermer d’un tour encore le monde déjà si fermé; et comme si la presse ne pouvait pas grand-chose contre l’état du monde puisqu’elle choisit d’être son miroir. Je sais bien que la question de la vérité force les journalistes à se tenir au plus près des événements, que les commentaires ne doivent pas faire écran à l’information. Qu’il faut, en gros, dire les choses comme elles sont. Mais c’est bien là le problème. Je crois qu’aucun langage n’est neutre, et surtout aucun langage n’agit s’il est neutre. On peut bien imprimer des centaines de pages, ça n’imprime pas. Dire les choses ne suffit pas à les faire exister dans la tête des gens, et cette manière « objective » de nous en informer devient bien malgré elle et bien malgré nous conductrice de passivité. On lit, on apprend, ça scandalise bien souvent, mais ça n’engage à rien. Et c’est désespérant. Le monde continue son sale travail, la presse fait le sien en tournant autour de lui à rebrousse-poil, comme un de ses satellites, et nous, spectateurs de tout ça, qu’est-ce qu’on vit ? Que reste-il comme espace, asphyxiés comme on est, entre le fait accompli et le fait établi ? Que reste-t-il de viable, d’humain, quand on lit ce ronron sur les laideurs? Plenel est un des rares journalistes qui écrit, entièrement. Il dit les faits sans disparaître derrière eux et sans non plus se mettre devant. Il est là, il y a une âme sous son crâne et du coup, il y en a une sous le nôtre, qui fait corps ou qui fait front. Il a une manière d’être présent à ce qu’il fait qui rend présentes toutes choses. On navigue dans ses textes entre le bas et le haut, on apprend le précis et on se souvient du vital, il y a comme un fil rouge, un « autrement », un quelque chose qui ne s’habitue pas, qui s’appelle peut-être la morale ou le goût de vivre ou la tenue, et alors ça donne à penser et à respirer. Parce que moi, je ne vois pas ce que ça veut dire : être journaliste citoyen quand publiquement et au nom de la vérité, on évite la case : être homme. Alors, ce nouveau journal, quel espoir il fait naître? C’est l’espoir d’être emmenés dans l’intelligence des choses, d’être sauvés du vacarme et de la banalité du mal par l’excellence des voix et leurs indépendances. C’est l’espoir de voir la liberté au travail, la noblesse de ce métier. L’espoir que ça nous rende plus ouverts, plus intelligents, que ce ne soit pas que des mots, et que revive, autour des feux qu’ils allumeront, une communauté humaine insoluble et insubmersible.