Après avoir créé avec trois autres associés, en 2000, la société Gandi, un bureau d'enregistrement de noms de domaines, Laurent Chemla publiait deux ans plus tard, chez Denoël, sa Confession d'un voleur, livre qui eut un écho par son contenu même, mais aussi parce qu'il se trouva dès sa sortie en accès gratuit sur la toile. « Je suis un voleur, écrivait-il alors. Je vends des noms de domaines. Je gagne beaucoup d'argent en vendant au public qui n'y comprend rien un simple acte informatique qui consiste à ajouter une ligne dans une base de données. » Le lancement du projet MediaPart a fait réagir un certain nombre d'internautes sur le modèle économique choisi. Il nous a paru intéressant d'interroger Laurent Chemla sur ce point. D'abord parce qu'il soutient cette initiative. Ensuite parce qu'il fut le premier citoyen français inculpé et relaxé pour piratage informatique.
Que vous inspirent les réactions à l'annonce du projet MediaPart, site payant d'informations et de débats ?
Laurent Chemla. Mon point de vue n'a pas changé. La gratuité des sites professionnels est un mythe. Elle n'a jamais existé. Si l'on peut dire qu'avec Internet, il y a une évolution historique vers la gratuité et l'abaissement des coûts, il faut admettre aussi que tout travail qui a un coût doit se rémunérer quelque part. Il y a forcément un paiement différé. Toujours. Ce qui est gratuit, c'est le partage des ressources, la coopération, l'échange, le lien. Mais dès lors qu'il y a production, il y a un coût, donc un prix. Qui plus est quand il s'agit d'une information à valeur ajoutée.
Les mythes ne meurent jamais… Est-ce à dire que c'est un débat sans fin ?
C'est un débat normal. Il est normal que les gens ne souhaitent pas payer. La télévision et la radio semblent gratuites: les gens acceptent de payer autrement, en supportant la publicité. Il y a une information d'investigation qui est présente sur les blogs et qui n'est pas payante. Il y a des passionnés, qui ne sont pas journalistes, qui passent un temps fou à faire des enquêtes lourdes sur tel ou tel sujet et qui en livrent le contenu sur leur site. C'est formidable parfois, pas toujours, et il n'y a rien à en dire d'autre que : continuez si ça vous fait plaisir. Mais ce n'est pas contradictoire avec un site comme MediaPart qui affiche son indépendance par rapport aux pouvoirs de l'argent et de la publicité, et qui a besoin de payer les gens qui vont travailler avec des règles professionnelles précises. Là aussi, il n'y a rien à en dire d'autre que : soyez bons, précis, exigeants.
Certains voient une contradiction entre l'utopie du départ, un village global connecté, ouvert et libre, et l'intrusion de l'argent et du commerce. Et cette contradiction, pour eux, s'apparente à une agression.
C'est encore autre chose. Quand, en 1995, Internet a cessé d'être financé par les Etats et s'est privatisé, il y a eu deux arrivées, celle des entreprises privées et celle des particuliers. Chacun est venu avec sa logique. De cette concurrence s'est dégagée une tendance: la baisse des coûts est l'une d'entre elles. Mais il n'a jamais été question de rendre tout gratuit. C'est absurde. Prenez le cas du logiciel libre. L'outil est libre, mais l'utilisation de l'outil peut donner lieu à commerce. Et heureusement. Il faut bien que quelqu'un paie. C'est la même chose pour l'information. Sa diffusion doit être libre mais son accès, quand il s'agit d'une information à forte valeur ajoutée, doit être payante. Je trouve normal de rétribuer quelqu'un pour produire de l'information. Après, c'est une question de prix. Par exemple, je suis abonné au site de Que Choisir parce que leurs essais n'existent nulle part ailleurs. Où est le problème ?
Une partie des gens sont habitués à lire gratuitement le contenu de certains journaux sur Internet.
Avant Internet, les journaux, les médias avaient le monopole de la parole. Soudain, ils se sont trouvés en concurrence avec leurs propres lecteurs. Tout le monde avait accès à la parole. Il était très compliqué de ne pas suivre le mouvement. La diffusion de ce travail sur Internet a constitué un progrès en termes d'échanges, mais c'est vrai qu'elle a fragilisé les entreprises et perturbé le statut de journaliste. Je crois qu'on est mûr en France pour qu'émerge un nouveau modèle, un modèle payant. Je reçois des informations, mes pages sont débarrassées de l'intrusion publicitaire, je bénéficie d'un certain nombre de services. Je paie. Et je n'ai pas de problème, si cette information se trouve versée rapidement dans le domaine public.
Comment faire pour combiner cette culture du lien hypertexte et la viabilité d'un modèle payant ?
Je propose que tous les abonnés de MediaPart puissent créer un lien gratuit à partir de n'importe lequel des contenus qui se trouveront sur le site. Ce lien pourra être limité dans la durée, ou dans son nombre de connexions. On pourra aussi dire que ce lien est éternel et l'on fait payer l'abonné ou alors on fera payer celui qui voudra y accéder. Ces choix seront contrôlés par l'éditeur, mais l'abonné conservera sa liberté de faire partager le travail qu'il aura acheté. C'est un système nouveau qui mériterait d'être expérimenté. Encore une fois, il n'y a aucune honte à faire payer quelque chose qui a une valeur. Vous vendrez une information sans l'apport de la publicité, tout le monde comprend ce modèle et ceux qui voudront y accéder s'abonneront. Mais il faut veiller à garder la richesse originelle du web, la diffusion doit rester libre.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/gerard-desportes