Comme beaucoup de guérilleros du XXIe siècle, Raùl Reyes avait son ordinateur portable en bandoulière. Mais, depuis que le supposé numéro 2 des FARC (Fuerzas armadas revolucionarias de Colombia) a été tué samedi 1er mars par l’armée colombienne, son outil informatique a changé d’épaule. Le gouvernement colombien d’Alvaro Uribe s’est empressé d’en dévoiler quelques-uns des secrets. MediaPart publie ces documents.
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Une trentaine de feuillets [3], essentiellement des correspondances entre les différents dirigeants des FARC et avec certains de leurs interlocuteurs, ont été transmis à la presse ces derniers jours, soigneusement surlignés par les services colombiens. Parce que ces documents consignent noir sur blanc quelques indiscrétions sur les relations entre les ravisseurs d’Ingrid Betancourt et le gouvernement d’Hugo Chavez, les Vénézuéliens ont crié à la manipulation et au faux.
C’est une possibilité qui n’est pas à exclure, même si la plupart des officiels et des journalistes qui ont eu affaire aux FARC les jugent plausibles. « La dialectique contenue dans ces textes est proche de celle que j’ai pu voir dans d’autres documents, même s’ils sont un peu moins codés que d’habitude», explique le reporter et documentariste français Gilles Perez, qui a passé beaucoup de temps en leur compagnie ces dernières années.
Si ces écrits sont authentiques, ils ont néanmoins été soigneusement sélectionnés par l’armée colombienne qui, jamais en reste d’un exercice de propagande, a surligné en jaune les passages les plus croustillants. On ne sait donc pas ce que contenait le reste de l’ordinateur portable de Raùl Reyes. Néanmoins, cette lecture politiquement orientée est fort enrichissante.
On y voit ainsi confirmées les proches relations entre Hugo Chavez et les FARC. D’après le compte-rendu d’un entretien entre le président vénézuélien et un émissaire des guérilleros daté du 9 février dernier (pages 29 et 30), le premier remercie les seconds pour le « don » de 100.000 euros qu’ils lui avaient fait lorsqu’il croupissait en prison à Caracas, après son coup d’Etat raté du début des années 90. Il promet également de leur donner quelques « pétoires vieillissantes (…) mais en état de marche ».
Selon l’armée colombienne, plusieurs échanges entre dirigeants des FARC (pages 20 et 25) font également allusion à des sommes d’argent reçues ou à recevoir de la part du Venezuela, mais les mentions originales sont bien moins claires : les chiffres 300, 200 ou 50, sans unité de grandeur ni de devise, et la mention « dossier » restent assez énigmatiques. Cela n’a évidemment pas empêché la Colombie de clamer que le Venezuela avait versé 300 millions de dollars à la guérilla afin de renverser le gouvernement d’Alvaro Uribe.
Plus intéressantes sont les nombreuses mentions des négociations visant à libérer ou transférer les dizaines d’otages détenus par les FARC, dont Ingrid Betancourt et trois Américains. Selon ces documents, Hugo Chavez aurait proposé aux ravisseurs d’établir des zones d’échange de prisonniers en territoire vénézuélien. Les FARC s’y installeraient avec leur cinquantaine d’otages et les Colombiens y enverraient les 500 « prisonniers politiques » réclamés par les rebelles (pp 25-26). Ces « camps humanitaires » un peu étranges (le Venezuela deviendrait de facto l’hôte de kidnappeurs, inscrits sur la liste des mouvements terroristes par l’Union Européenne et les Etats-Unis) serviraient le temps des négociations qui devraient être approuvées par différents Etats d’Amérique du Sud et déboucher sur une reconnaissance de la guérilla.
Dans ce même texte du 14 janvier, les FARC se réjouissent ouvertement du « succès » et de la «couverture médiatique mondiale » de la remise de trois otage au président Chavez il y a deux mois. À de nombreuses autres reprises dans le document, les commandants rebelles se montrent réceptifs au bénéfice politique et médiatique qu’Hugo Chavez peut tirer de l’aboutissement des négociations pour libérer les otages, semblant le considérer ouvertement comme un allié. Ils évoquent même des propositions qui leur ont été faites pour toucher l’argent de la rançon des otages : quotas de pétrole à revendre à l’étranger dans un schéma qui ressemble fortement au système mis en place par Saddam Hussein pour contourner les sanctions de l’ONU dans les années 1990 ; vente d’essence en Colombie et au Venezuela, société d’investissement…
Autre anecdote, les révolutionnaires mentionnent à deux reprises la « marginalisation » de Cuba dans les négociations, et le ressentiment qu’en éprouvent les Cubains (pp 29 et 33). Hugo Chavez sait donc s’affranchir de son modèle quand bon lui semble… Pour Gilles Perez, cet aspect des documents est le plus important car « il montre que, contrairement à leurs communiqués publics, les FARC négocient activement la libération des otages, leur remise à Chavez et l’ouverture d’un processus de paix. Ils évoquent l’avenir et cherchent une issue à la situation. »
Pensant sans doute que cette fenêtre ouverte sur les plans et les méthodes des FARC n’était pas suffisante, les Colombiens ont apparemment eu la tentation de charger la barque en révélant un texte qui fait allusion à un hypothétique achat de 50 kilogrammes d’uranium par les rebelles. Pour quoi faire ? Le gouvernement d’Uribe sous-entend qu’il pourrait s’agir de fabriquer une « bombe sale » [4], même si le texte évoque plutôt une revente pour du profit. Néanmoins, selon James Lewis, un expert américain de la prolifération nucléaire cité par le Miami Herald, « dans de nombreux cas de vente d’uranium, quelqu’un se fait généralement pigeonner [5]. Soustraire 50 kilos d’uranium sans être repéré par les services secrets américains et européens paraît fort difficile. »
Enfin, dernière mention notable dans ces documents : les négociations avec un émissaire du gouvernement équatorien de Rafael Correa (pp 11-12). Les Colombiens présentent ces contacts comme une tentative d’apaisement avec un groupe terroriste, mais en réalité, cela fait longtemps que l’Equateur discute avec les FARC, à la fois sur la question des otages, mais aussi sur une forme de « coexistence pacifique » avec les rebelles qui jouent à saute-frontières. « Il n’y a aucune complaisance de la part de Correa à l’égard des FARC, explique Marc Saint-Upéry, traducteur et journaliste indépendant français installé depuis dix ans en Equateur. Correa ne reconnaît pas les FARC, mais sa frontière avec la Colombie est une passoire et il ne peut pas les empêcher de venir se ravitailler en Equateur. »
Au final, la publication de ces documents est la version colombienne des opérations de propagande croisées se jouant depuis le raid qui a tué Raùl Reyes. La Colombie a pénétré le territoire équatorien pour tuer le numéro deux des FARC. L’Equateur a réagi de manière véhémente en se scandalisant de cette violation (même si ce n’est pas la première du genre). Hugo Chavez est rentré dans le jeu en mobilisant ses troupes à la frontière. Les trois dirigeants des pays concernés, les deux « gauchistes » Correa et Chavez et le « droitier » Uribe, sont aujourd’hui engagés dans une partie de « ¿ Quien es mas macho ? » qui fait beaucoup de bruit (de bottes), mais qui n’a quasiment aucune chance de dégénérer en conflit armé régional. « Chacun joue une partition en fonction des ses intérêts intérieurs , commente Marc Saint-Upéry. Uribe unifie le pays derrière lui dans sa lutte sans merci contre les FARC, Chavez essaie de redorer le blason de sa popularité en chute libre, et Correa s’agite car il a été pris par surprise par le raid colombien. »
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/thomas-cantaloube
[2] http://www.mediapart.fr/atelier-journal/article/07032008/raul-reyes-si-j-etais-tue-ce-ne-serait-pas-une-grande-perte-pour-le
[3] http://www.mediapart.fr/files/Documents FARC.pdf
[4] http://www.miamiherald.com/915/story/445549.html
[5] http://www.miamiherald.com/news/americas/story/444504.html
[6] http://www.mediapart.fr/files/Documents FARC.pdf
[7] http://www.mediapart.fr/adhesion