Le Centre pour la recherche économique et ses applications (Cepremap [2]), dirigé par Daniel Cohen [3], vient de publier un texte court et incisif [4] sur le travail des enfants dans le monde. Ses deux auteures, Christelle Dumas et Sylvie Lambert, dressent un état des lieux nuancé, à rebours des clichés relayés par certaines associations et médias occidentaux.Pour ces deux économistes, le boycott, dans les pays du Nord, des produits fabriqués par des mineurs dans les pays du Sud, est une pratique peu efficace pour lutter contre ce fléau. Sans craindre la polémique, elles affirment même que le travail peut, dans certains cas, profiter à la formation de l’enfant.
L’étude s’ouvre par un coup de force méthodologique. La définition classique du travail enfantin, retenue par le Bureau international du travail (BIT [5]), exclut les tâches confiées aux enfants au sein de leur famille. Les deux économistes ont, elles, décidé de prendre en compte, outre le « travail productif » stricto sensu, ce « travail domestique », qui regroupe des réalités très diverses selon les continents : exécution des tâches ménagères, ramassage du bois, puisage de l’eau…
« Il n’existe pas selon nous de différences fondamentales entre travail productif et travail domestique. Car cela contribue, dans les deux cas, au revenu de la famille : le travail domestique des enfants libère du temps pour permettre aux adultes de travailler davantage. En termes de santé et de scolarisation, le constat est le même. Ce sont, dans les deux cas, des tâches potentiellement pénibles et qui peuvent prendre beaucoup de temps à l’enfant », explique Sylvie Lambert.
Partant, les deux chercheuses malmènent quelques certitudes : « L’enfant asiatique travaillant dix heures par jour dans le cadre d’activités manufacturières n’est pas le cas le plus fréquent ». Bien souvent, le travail enfantin prend la forme d’un temps partiel dans des exploitations agricoles, qui touche autant les filles que les garçons. Le recours à cette main d’œuvre est plus répandu en Asie, mais plus systématique en Afrique subsaharienne. « Alors que l’attention de l’opinion publique se focalise sur l’Asie du Sud Est, (…) c’est le continent africain qui est proportionnellement le plus touché. »
Enfin, de manière assez spectaculaire, les ménages les plus pauvres ne sont pas ceux qui font travailler leurs enfants le plus massivement. Christelle Dumas et Sylvie Lambert comparent d’ailleurs deux pays africains, le Mali et la Zambie, dont le PIB par tête est pratiquement similaire (950 dollars environ). La part des enfants « économiquement actifs » de 5 à 14 ans est de 12% en Zambie, contre 65% au Mali. Conclusion, à l’encontre de la majeure partie de la littérature sur le sujet : si les enfants travaillent plus dans les pays pauvres, la pauvreté ne suffit pas pour autant à expliquer à elle seule de telles pratiques.
Autre thèse généralement admise sans ciller : d’un point de vue macro-économique, le travail des enfants n’est pas rentable. Les derniers rapports du programme international pour l’élimination du travail des enfants (Ipec [6]), mesurant les coûts et les bénéfices de la disparition du travail, vont dans ce sens. En effet, les enfants, s’ils se consacrent pleinement à leurs études, accèderont à des emplois plus qualifiés, donc créateurs de davantage de richesses. Et ce gain à long terme est très supérieur au manque à gagner à court terme induit par l’absence de revenus durant la scolarité.
Sur ce point, l’étude du Cepremap ne s’inscrit pas en faux, mais nuance considérablement le propos. Dans certains cas, notamment en milieu rural, le travail des plus jeunes, s’il n’implique pas un volume d’heures trop important, peut compléter de façon bénéfique l’apprentissage scolaire, lit-on dans l’étude. « Le travail des enfants permet une accumulation de compétences, sous forme d’expérience professionnelle, qui peut être valorisée dans les activités économiques futures de l’enfant », écrivent les deux économistes, en s’appuyant sur l’examen du cas vietnamien.
Dans ce contexte, une tendance de fond, identifiée par le BIT, fait l’objet d’un relatif consensus. Le nombre d’enfants âgés de 5 à 17 ans exposés à un travail « dangereux » (susceptible d’avoir des conséquences sur la santé ou la sécurité) dans le monde a diminué de 25,9% de 2000 à 2004, à 126 millions de jeunes travailleurs. Tout en invitant à une certaine prudence sur les chiffres bruts, Christelle Dumas et Sylvie Lambert prennent appui sur cet acquis pour mesurer l’efficacité des politiques de lutte mises en place dans divers endroits du monde.
Là encore, surprise : elles prennent leurs distances avec un discours bien connu, qui en appelle à l’abolition du travail enfantin et/ou le boycott des produits fabriqués par des mineurs. « L’usage de sanctions commerciales (…) ne peut toucher que certains secteurs et n’empêche en rien le transfert des enfants vers des secteurs non exposés au commerce international », avance l’étude. Puisque la majeure partie du travail enfantin ne s’effectue pas entre les murs de l’usine, l’application de sanctions internationales ne peut avoir qu’une efficacité marginale.
L’ouvrage préconise plutôt le développement de « politiques de transferts conditionnels », déjà en place à grande échelle au Brésil (Bolsa Familia) ou au Mexique (Progresa). Soit le versement d’une « somme forfaitaire » aux familles qui respectent certains critères, à commencer par l’assiduité scolaire des mineurs. Mais ces dispositifs, coûteux, n’ont aucune chance d’être déployés en Afrique sans aide internationale, prévient l’étude.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/ludovic-lamant
[2] http://www.cepremap.ens.fr/version/accuei/index.php
[3] http://www.jourdan.ens.fr/~dcohen/
[4] http://www.cepremap.ens.fr/depot/opus/OPUS11.pdf
[5] http://www.ilo.org/global/Themes/Child_Labour/lang--fr/index.htm
[6] http://www.ilo.org/ipec/index.htm