Mon adhésion à MediaPart traduit d’abord un choix affectif et solidaire envers un journaliste de l’équipe que j’ai eu la chance et l’honneur de rencontrer, et dont la sincérité et l’humanisme dans son rapport aux autres m’ont immédiatement séduit. C’est aussi l’envie d’adresser un signe de ralliement à toutes celles et ceux qui font, eux aussi, le choix de défendre la liberté de l’information et l’indépendance de la presse. Mais c’est surtout une attente, presque une exigence : celle d’un journalisme de fraternité, d’épaisseur humaine, un journalisme qui palpiterait au rythme d’une information ancrée dans la réalité sociale.
Faisant partie des immigrés ayant subi le racisme, l’exil et le dénuement, je sais que cette exigence signifie la prise en compte de toutes les formes de misère et d’injustices. Dans Le Premier homme, Camus écrit : « La misère est une forteresse sans pont-levis». Je voudrais que MediaPart soit ce pont-levis. Que ce journal devienne, pas seulement, mais aussi, notre journal ; et ses journalistes nos passeurs. J’aspire donc à un journalisme de réhabilitation qui, via l’actualité, donnerait vie à ceux dont on ne parle jamais. Cela passe nécessairement par une presse qui nous dit la vérité, qui nous livre une information fiable, qui parie sur notre intelligence.
Autour de cette idée, je me souviens ainsi d’une émission de Rebecca Manzoni, sur France-Inter, qui m’avait profondément bouleversé : l’invité du jour était Marc Garanger, photographe. Au cours de l’entretien, il raconta comment durant la guerre d’Algérie, affecté dans un petit bled, il reçu l’ordre de photographier des femmes algériennes pour des papiers d’identité. C’était en 1960, en pleine «phase de pacification», ce qui signifiait, explique M.Garanger, «raser les fermes isolées des «félas» pour les obliger à reconstruire de leurs mains, autour des postes militaires français, leurs habitations. Le tout entouré de fils de fer barbelés sous la menace des mitrailleuses». Une fois ainsi parqués, les militaires jugèrent «qu’ils fallait qu’ils aient une carte d’identité française». Pour ce faire, ils obligèrent les femmes à ôter leur voile et à se décoiffer. La séance de photos de ces femmes algériennes, aux visages tatoués pour certaines, fut alors l’occasion «de les comparer à des guenons».
J’ignorais cette anecdote, mais l’insulte ainsi faite aux miens, inouïe, énorme, compacte, m’atteignit de plein fouet. Comme une gifle donnée à toute volée, comme un crachat.
M.Garanger ajouta :
« Je n’ai pas fait de photographies d’identité, j’ai fait des portraits à la gloire de ces femmes qui par le regard ont su protester avec force à l’agression qui leur a été faite. J’ai des photographies similaires avec des hommes mais, dans une guerre de rébellion, les hommes ont d’autres façons de s’exprimer. Ils ont les armes. Alors que les femmes c’est leur regard qui était leur arme. Le regard de ces femmes avait une force incroyable, plus fort et différent que le regard des hommes». La même force que je lis justement dans les yeux de ma mère qui, lorsqu’on la croise, ne baisse jamais le regard mais dont les yeux semblent toujours, de prime abord, poser la même question : que nous voulez-vous encore ? Je compris alors que Marc Garanger venait de se muer en passeur... de dignité.
Ben Bouktache, 50 ans, ouvrier agricole, fils de harkis, entré en France en 1962