A Toul, les pneus en flammes n'ont pas fini d'assombrir le ciel et les regards des ouvriers de l'usine Kleber. Samedi soir 16 février, après l'échec d'une médiation et un refus de négocier opposé par la direction du groupe Michelin, les visages fatigués des ouvriers ne laissaient pas de doute sur le durcissement du conflit. Les salariés se disaient déterminés à poursuivre l'occupation de l'usine et n'entendaient pas mettre fin à la séquestration de deux cadres. Reportage dans l'usine occupée.
Martyrs ou lampistes, Marcel Lalitte, directeur des affaires sociales, et Jean-Gabriel Pontier, directeur des ressources humaines, ont attiré l'attention des médias. Depuis trois jours, ils vivent au premier étage d'un bâtiment de l'usine, dans une salle de réunion exigue gardée par les salariés qui se relaient. "Ils sont très bien traités: ils ont à manger, accès à Internet et leurs épouses peuvent leur amener des sacs qu'on ne fouillera pas", explique Pierre Kovalsky, délégué CGT. "On ne les empêche pas d'aller au toilettes, de se changer mais ils ne veulent pas nous croiser dans le couloir alors ils font leurs besoins dans un seau", s'amuse Nadine Ojam, préparatrice [4]. Samedi après-midi, les "otages" ont tout de même obtenu une poste de télévision.
En quelques heures, les deux cadres sont vite devenus l'attraction des grévistes comme des journalistes. « Moi je peux bien vous faire passer », dit Nicolas, 58 ans dont trente deux années de travail chez Kleber, que l'on suit discrètement en se frayant un chemin entre les sacs de sel qui jonchent l'escalier. "C'est pour ralentir les CRS, on ne sait jamais", ajoute-t-il. A l'intérieur, on joue aux cartes, on dort ou on bavarde.
Des enfants "veulent voir" les séquestrés, sous le regard inquiet d'un gardien Securitas. "Moi je ne veux pas d'ennuis avec les chefs, vous comprenez?" , répète-t-il. Vendredi en début d’après midi, des ouvriers ont aidé les journalistes de M6 et i-TV à pénétrer dans la salle des séquestrés. Ils ont filmé quelques secondes avant d’être repoussés sèchement. Les grévistes se méfient des caméras de surveillance, voient les Renseignements généraux partout mais aiment se raconter des anecdotes. Dont celle-ci: un salarié entre dans la salle pour montrer ses gamins aux cadres séquestrés. "Regardez ceux qui veulent nous faire crever", aurait-il lancé à ses enfants.
Réclamée par la ministre Christine Lagarde [5], une médiation a pourtant eu lieu en sous-préfecture, samedi en fin de matinée. Pas de face à face avec la direction comme espéré. Le directeur régional du travail et de l'emploi, Serge Leroy est venu entendre les revendications des délégués syndicaux de la CGT et de Force Ouvrière. "C'est de la poudre aux yeux. Lundi, on avait déjà refusé la venue de Nicolas Sarkozy", raconte l'un d'eux. Une estrade à 13 000 euros avait été commandée par la direction à cette occasion.
La médiation ne met pas fin à l'occupation de l'usine. Ce samedi après-midi, la sono crache du Johnny Hallyday, le monticule de pneux gagne en hauteur et les regards se tournent brusquement vers la grille d'entrée. Valise et cravate, deux hommes sortent de l'usine. L'un d'eux, Etienne de Raffignac, se fait copieusement chahuter. « Nous sommes restés pour s’assurer de la bonne tenue de l’usine. Maintenant, laissez nous rejoindre nos familles », peste Gilles Gillard, du service du personnel. En contact avec la direction, ils ont passé la nuit dans les bureaux de l'usine afin de s'assurer qu'elle était bien entretenue. Mais les ouvriers fulminent. « Et nos gosses, t'y as pensé aussi ? », crie l'un d'eux.
Les gosses jouent dans la tente blanche prêtée par la mairie. On y stocke les vivres offerts par les commerçants de la ville: "On a de quoi tenir un siège", affirme Michel Scheffer, fraîchement retraité. "D'ailleurs, si on m'avait viré, qui aurait voulu d'un gars comme moi. Je suis trop vieux!" Dehors, un ouvrier tient le barbecue,un autre distribue les canettes de bière. Des paysans viennent décharger des vieux pneus et les automobilistes solidaires laissent des pièces comme à un péage d’autoroute.
Vers 17 heures, une attachée de presse de Michelin organise une rencontre avec la presse. Le rendez-vous est fixé devant à la gare de Nancy. i-TV, France3, Europe 1 et Mediapart sont présents. La demoiselle nous conduit dans un couloir d'hôtel. Mal à l'aise, le directeur de l'usine, Henri de la Gravière, apparaît. L'homme répond aux questions avec un détachement déconcertant. "Je comprends l’émotion des salariés. Nous souhaitons pouvoir reprendre le dialogue afin de pouvoir finaliser le plan d’accompagnement. Chacun se verra proposer une solution professionnelle, comme un emploi dans une usine du groupe en France. S'ils restent à Toul, les salariés recevront le même salaire net pendant 9 mois (hors primes de nuit), extensible jusqu'à 12 mois." Des propos identiques avaient été tenus vendredi matin sur RTL [6] par le pdg de Michelin, Michel Rollier, qui annoncait par la même occasion, une hausse de 35% des bénéfices du groupe en 2007, soit 770 millions d'euros.
Dans ces conditions, qu'en est-il de la revendication des salariés - une indemnité de 3000 euros par année d'ancienneté avec un pallier de 30 000 euros- ? Le directeur: " Nous ne pouvons pas envisager de négocier sereinement dans un contexte où des gens sont séquestrés. Nous avons proposé une réunion en terrain neutre avec au préalable la libération de nos deux collaborateurs".
Samedi soir, le piquet de grève se poursuivait, avec un peu moins d'ouvriers. « Le comité d'entreprise avait prévu une sortie au Royal Palace de Kirrwiller depuis longtemps. Un bus doit venir nous chercher », avait expliqué Pierre Kovalsky. Une nouvelle réunion conciliation en sous-préfecture devait se tenir dans la nuit.
(texte et photos Jordan Pouille)
Portraits d'ouvriers désenchantés [10]
Reportage sur la journée de dimanche [11]
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/jordan-pouille
[2] http://www.dailymotion.com/related/7355926/video/x4d94s_kleber-13-fevrier-2008-journee-nego_events
[3] http://www.wipo.int/pctdb/fr/ia.jsp?IA=JP2006/319824&LANGUAGE=FR
[4] http://www.dailymotion.com/video/x4eyco_nadine-ojam-laves-ou-pas-laves-ils_news
[5] http://www.mediapart.fr/files/lagardecommunique.jpg
[6] http://www.rtl.fr/fiche/45897/michel-rollier-michelin-est-une-entreprise-qui-va-bien.html
[7] http://www.dailymotion.com/video/x4eswp_le-directeur-parle-a-la-presse_news
[8] http://www.dailymotion.com/Mediapart
[9] http://www.michelin.com/corporate/actualites/fr/actu_affich.jsp?id=18863&lang=FR&codeRubrique=57&actu=true
[10] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/17022008/l-usine-kleber-de-toul-trois-portraits-d-ouvriers-d
[11] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/17022008/la-cgt-accuse-michelin-d-avoir-condamne-l-usine-en-