L’actualité politique quotidienne montre à quel point crise démocratique et crise de la presse entrent en constante résonance. C’est cette articulation que nous avons entrepris de mieux comprendre en interrogeant un ensemble de chercheurs et d’intellectuels. Notre premier intervenant est Pierre Rosanvallon [2].
A travers ses livres [3] sur l’histoire intellectuelle de la démocratie et sur le modèle français depuis la Révolution, l’historien a montré combien on ne saurait résumer ce régime politique aux seules élections. Professeur au Collège de France [4] et directeur de recherche à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales [5], Pierre Rosanvallon revendique aussi haut et fort le statut d’intellectuel. Après avoir longtemps travaillé à la CFDT puis créé la Fondation Saint-Simon, il préside désormais la République des idées [6], un atelier intellectuel auquel on doit depuis cinq ans une belle série d’ouvrages de recherche et d’interventions ainsi qu’un récent site Internet de très grande qualité, www.laviedesidees.fr [7].
Vous avez montré comment, à côté des élections, la démocratie repose sur bien d’autres dispositifs, parmi lesquels un espace public fort. Quelle appréciation portez-vous aujourd’hui sur notre espace public ?
Depuis le début de la Révolution française, l’animation de l’espace public a été considérée comme le cœur de la vie démocratique. Les réflexions sur la représentation qui croisent les aspects institutionnels avec ceux qui concernent les modes de prises de parole et de délibération sont parmi les plus novatrices de cette période historique. Il y a notamment un petit groupe, Le Cercle social qui, dès 1791, a eu l’intuition qu’avec l’explosion du nombre de journaux à la Révolution, on était passé des salons du XVIIIème à un véritable espace public citoyen.
Dans ce club, des parlementaires et des journalistes ont posé ensemble la question de la démocratie et du journalisme dans ce nouvel âge politique. Ils ont d’abord constaté une chose simple : avec la multiplication des titres, à Paris en province, la représentation politique avait changé de nature. Il ne s’agissait plus seulement d’une délégation organisant l’espace parlementaire. C’était désormais une économie générale de la représentation qu’il fallait penser – avec tous les registres qu’elle impliquait. Registres institutionnels bien sûr, avec l’organisation des élections, mais registres plus intellectuels aussi destinés à produire la compréhension de la société, registres de l’échange social également, de la production journalistique… Ce qui est frappant c’est qu’au cœur de cette matrice de la démocratie que fut la Révolution française, la question du journalisme fut immédiatement posée.
Ce qui ne serait, selon vous, plus le cas aujourd’hui, du moins en ces termes ?
Aujourd’hui, on réduit le journalisme à ses pathologies, à ses infirmités les plus manifestes. Et le fait de parler au singulier du journalisme est devenu l’obstacle le plus dirimant à la compréhension de ce qu’est l’espace public. A simplement dénoncer, d’ailleurs souvent à juste titre, les dérives de la presse écrite ou audiovisuelle, on ne réfléchit plus au journalisme en tant que fonction d’organisation de l’espace public et donc, au sens large, de la représentation.
Le journal doit remplir ces deux fonctions : organiser l’espace public mais aussi produire des révélations. Révéler d’abord au sens de tendre un miroir à la société, pour qu’elle prenne conscience de ce qu’elle est véritablement. C’était très net au moment de la Révolution française, parce que les citoyens avaient le sentiment d’entrer dans une société nouvelle. Le journaliste était alors un explorateur direct sur le terrain de cette société en train de se faire. Révéler aussi au sens de faire la lumière, de mettre le doigt là où cela fait mal. Le journalisme doit être la plaque ultrasensible des problèmes de la société.
Ainsi compris, assumant ses missions d’organisation de l’espace public et de révélation de la société, le journalisme devient une fonction politique et démocratique extrêmement importante. Il apparaît comme une fonction sociale à valoriser, et non comme un métier infériorisé.
Le journalisme serait davantage une fonction qu’un métier ?
Il existe bien sûr des personnes qui font du journalisme leur métier. Mais il me semble que les fonctions du journalisme doivent être assumées plus largement, par les intellectuels et non par les seuls journalistes de métier. Inversement, les journalistes de profession doivent accepter et revendiquer le caractère intellectuel de leur travail de représentation, de signalement, d’échange.
Si l’on prend, par exemple, Camille Desmoulin, rédacteur de ce très beau journal qu’était Le Vieux Cordelier, il assume une fonction proprement démocratique. Son journal est instrument d’élucidation de ce qui se passe, un élément de réflexion sur le langage de la politique du moment. Je ne vois intrinsèquement aucune différence entre cette activité et une fonction proprement intellectuelle. Certes il existe des professions, avec leurs univers, leurs codes et leurs procédures, mais il doit demeurer un espace commun au travail intellectuel et au travail journalistique. Mais pour le comprendre aujourd’hui, il faut débarrasser le terme de journalisme de ce qui fait ses caricatures.
Il est facile de dénoncer une certaine presse, une certaine radio, une certaine télévision, qui s’avèrent davantage des éléments de divertissement, d’abrutissement ou d’abaissement. Mais ce n’est pas le cœur du sujet. Le problème dans notre société n’est pas la dénonciation de ces caricatures ridicules. Pas besoin d’un grand livre de sociologie ou d’essais enflammés pour comprendre que TF1 ne propose pas en soirée le modèle d’une télévision intéressante…
Récemment, le philosophe allemand Jürgen Habermas s’inquiétait aussi de l’affaiblissement de la presse de qualité dans l’ensemble des démocraties occidentales. Dans le cas français, on peut avoir le sentiment que la situation est pire qu’ailleurs, comment l’expliquer ?
Oui, on peut faire le constat d’un certain abaissement. Mais ce n’est pas le résultat d’une force extérieure qui s’abattrait sur ces titres par je ne sais quelle malédiction liée au marché ou à un supposé abêtissement du public. Je n’y crois pas. C’est d’abord un problème d’offre journalistique, ce sont les journaux eux-mêmes qui sont en cause. La société n’est pas plus bête, le problème est donc d’imaginer de nouveaux projets pour repenser le journalisme. On ne peut certes jamais être contre la dénonciation de ce qui apparaît scandaleux dans la société. Mais s’il y a de l’énergie à dépenser, il me paraît préférable de l’utiliser à produire des choses nouvelles. Renouveler le journalisme, ce n’est pas dénoncer la médiocrité mais travailler à produire de la qualité.
Depuis quelques années maintenant des politistes diagnostiquent une crise de la représentation politique. Quelle est la part de responsabilité du journalisme ?
Il me semble que les journalistes ne réfléchissent plus assez à leur métier. Ce ne fut pas toujours le cas. J’ai très bien connu Gilbert Mathieu, le responsable des pages économiques du Monde dans les années soixante et soixante-dix. C’était un grand journaliste et un grand militant. Le matin il lui arrivait de distribuer très tôt des tracts du PSU à la sortie du métro, avant d’aller à la conférence de rédaction... Ses pages furent une véritable école de formation pour beaucoup de lecteurs. Il avait un vrai grand projet pédagogique qui l’a conduit, par exemple, à publier des séries restées très célèbres sur les revenus, l’impôt, le logement… Des dossiers à chaque fois alimentés par les tous derniers travaux statistiques, les toutes dernières analyses de la littérature grise produite à l’Ecole des Hautes Etudes en Sciences Sociales et des laboratoires…
C’était un journalisme directement branché sur la production de connaissances et sur la vie intellectuelle, un journalisme encore empli de l’idéologie (au très bon sens du terme) de l’éducation populaire, de la pédagogie sociale. A cela, il ajoutait une culture de l’irrespect à l’égard des institutions, une véritable posture d’exigence critique. Il avait donc un vrai projet intellectuel.
C’est souvent ce qui manque aujourd’hui ?
Le journalisme est devenu un métier comme un autre, c’est beaucoup moins qu’avant un engagement. Dans les années soixante-dix, beaucoup de journalistes que j’ai connu vivaient leur pratique comme une forme d’engagement citoyen. Aujourd’hui, beaucoup sont journalistes comme ils exerceraient n’importe quel autre métier. De ce point de vue, la télévision a certainement joué un rôle déterminant car elle nécessite une certaine forme de savoir faire technique, notamment en matière de présentation de soi. Une redistribution complète des qualités s’est opérée. Mais il reste une différence énorme entre un journaliste de plateau qui se contente d’attiser le conflit entre deux invités pour produire du spectacle et un autre qui a lu des livres et se pose la question de savoir comment restituer de manière profonde et ouverte un vrai contenu intellectuel.
La question se pose aussi pour les intellectuels et les chercheurs…
Bien sûr. Il ne s’agit pas là encore de dénoncer mais plutôt de profiter des changements technologiques pour diffuser notre travail. Au Collège de France, on podcaste désormais tous nos cours. Et lorsqu’ils sont diffusés de 6 heures à 7 heures du matin sur France Culture, il se trouve quand même 100 000 personnes pour les écouter. C’est la preuve que des gens sont prêts à écouter des choses intéressantes et exigeantes. Il est des moments où l’on préfère écouter un CD de Keren Ann ou de je ne sais qui plutôt que de lire un livre de métaphysique – et parfois c’est l’inverse. On fait les deux dans la vie. C’est ce que j’ai appris dans ma vie militante d’abord, puis avec l’expérience plus récente de la Vie des Idées : si l’on fait écrire par les meilleurs chercheurs du moment des livres très travaillés dans la forme et l’écriture, des livres qui ne sont pas des livres de vulgarisation mais des ouvrages présentant des choses originales, alors on reconstruit un public.
Avec Bill Clinton, Tony Blair et Nicolas Sarkozy, on a vu tour à tour apparaître un nouveau style de communication politique dans les démocraties occidentales. Comment le journalisme doit-il s’adapter à ces nouvelles pratiques, notamment de contrôle de l’agenda ?
La question se pose pour les journalistes comme pour les intellectuels ! Parce qu’il ne s’agit pas seulement d’une nouvelle politique de communication mais bien d’une nouvelle définition de ce que gouverner veut dire. Gouverner aujourd’hui, ce n’est pas simplement prendre des décisions, c’est agir d’une façon qui apparaît honnête à l’opinion, agir d’une façon qui apparaît prendre en compte ce que vivent les gens… On passe d’une politique de la représentation à une stratégie de la présence: la définition même de gouverner change. Cela pose bien entendu des exigences intellectuelles et journalistiques inédites : le problème n’est plus seulement de rendre compte de l’activité politique, il est, d’abord, de démonter cette façon de gouverner et, ensuite, de montrer tous ses manques.
Quand on voit que le président de la République va se faire photographier avec tel groupe, telle personne dans le malheur, telle victime, on oublie les réalités qui sont occultées à ce moment-là. Si, comme journaliste, je faisais une page ou une colonne sur une visite de ce genre du Président, je ferais deux colonnes à côté pour dire voilà les situations occultées du jour. Il faut analyser les choix de présence : pas juste rendre compte de l’activité d’une personne, mais montrer ce que cette façon de gouverner manque comme réalité de la société. Voilà bien la fonction de révélation du journalisme.
De ce point de vue, il n’y a pas de différence entre journaliste et sociologue. Même si les métiers n’ont pas recours aux mêmes méthodes et aux mêmes temporalités, les missions sont communes. Les styles d’intervention sont différents mais pas forcément les objets d’intervention. Je ne souscris pas du tout à l’idée selon laquelle il y aurait deux univers: d’un côté, l’univers silencieux de la science dont l’intérêt serait proportionnel à son obscurité ; et, de l’autre, un univers brillant et dont la nullité serait proportionnelle à son caractère manifeste.
Dans cette situation de double crise, faut-il penser ensemble les questions du journalisme et de la démocratie ?
Se poser la question de ce que veut dire repenser le journalisme n’est pas très différent de se poser la question de ce que veut dire repenser la politique. Il y existe beaucoup de croisements, une réflexion sur les nouveaux objets de la représentation, les nouveaux conflits structurants de la société, les décisions charnières, les termes dans lesquels s’organise un rapport entre des formes de demande de consensus et, au contraire, une nécessité de trancher.
Au fond, l’une des fonctions du journalisme est de rendre compréhensible et manifeste tout ce qu’on cherche aussi à ne pas manifester. C’est aussi l’un des buts de la vie intellectuelle, des sciences sociales. Evidemment tout ce travail se déroule dans des univers organisés par professions et relativement clos, avec leurs règles spécifiques, c’est la logique des institutions. Mais la vie démocratique requiert au contraire d’essayer de trouver les règles et les terrains qui permettent de poser en commun des questions.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/sylvain-bourmeau
[2] http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/his_pol/p999005417977.htm
[3] http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/his_pol/p999005425087.htm
[4] http://www.college-de-france.fr/default/EN/all/college/
[5] http://www.ehess.fr/html/html/index.html
[6] http://www.repid.com/
[7] http://www.laviedesidees.fr/