En pleine tempête financière, l'affaire de la fraude présumée à la Société Générale [1] a des allures de petite goutte d'eau qui fait déborder le vase. Jérôme K vient de réaliser, bien malgré lui, une formidable oeuvre pédagogique sur la déraison financière : les caisses sont vides s'il s'agit de parler salaires, santé, retraites ou éducation.
Par contre, un jeune trader de second rang peut spéculer avec 50 milliards d'euros, c'est à dire près de dix fois le budget de l'enseignement scolaire ou dix années de revenus pour tous les rmistes de France ! S'il joue bien, il obtiendra un bonus de 300 000 euros, en signe de reconnaissance d'actionnaires qui empochent bien davantage. Si les choses se passent mal, 5 milliards seront trouvés en quelques heures pour boucher le trou.
Le sentiment de violente injustice que chacun peu ressentir ne doit pas masquer une autre interrogation : qu'est ce que le travail de personnes comme Jérôme K. apporte à la société ? Pas grand chose, ou plutôt si, une double utilité négative. Premièrement, une instabilité financière accrue qui se répercute sur les salaires et l'emploi ; la crise financière actuelle est ainsi le 4ème choc majeur depuis la montée en puissance de la finance libéralisée dans les années 1970. Deuxièmement, une intensification de la concurrence dans l'allocation des capitaux qui se traduit par une pression permanente sur les dirigeants d'entreprises pour « dégorger du cashflow ». En clair, créer de la valeur pour les actionnaires, indépendamment de toute considération pour les salariés, les clients, les fournisseurs, l'environnement et les communautés affectées par les activités des firmes.
A l'autre bout de la finance, cette figure dominante du capitalisme actuel, on trouve le travail et, par exemple, Jerôme K., travailleur pleinement saisi par le projet de l'homme nouveau néolibéral. Contrairement à ce que s'échinent à nous expliquer les dirigeants de la Société Générale, la fraude qui serait à l'origine du désastre n'est pas un accident. Si l'on en croit les témoignages publiés, frauder raisonnablement est même la norme parmi les traders des grandes banques. Plus profondément, c'est une conséquence inéluctable de la micromécanique néolibérale. Expliquons nous. Le néolibéralisme, selon les termes de Foucault, vise au gouvernement d'individus calculateurs et intéressés. Découlant de ce projet, des dispositifs d'incitation et de contrôle sont mis en place dans les entreprises puis dans les administrations publiques, afin de maximiser la performance individuelle. La récente sortie de Michel Rocard sur la carrière au mérite des enseignants n'est ainsi qu'une avancée pratique supplémentaire des théories néoinstitutionnelles de l'entreprise en vogue dès les années 1970. Le principal succès du néolibéralisme est d'être en partie parvenu à construire– plutôt que de laisser-faire comme le voulait le vieux libéralisme – un contexte favorable à l'épanouissement de comportements opportunistes motivés par une rationalité étroitement individuelle. L'implantation de ce projet est un désastre pour les personnes comme pour les collectifs. Les suicides au travail et, de manière différente, la fraude de Jérôme K. renvoient alors à la même impossibilité d'incarner l'homme néolibéral. Comme le montre Christophe Dejours, face à l'impératif de la performance individuelle chacun doit se débrouiller seul, voire contre les autres. Pour se conformer aux objectifs prescrits par la hiérarchie et affronter l'épreuve de l'évaluation, l'idée de la triche peut germer et presque naturellement s'imposer. La tentation est d'autant plus forte qu'il n'existe plus d'espace collectif pour faire remonter les problèmes et amortir la souffrance liée à la mise en danger permanente de l'individu.
Le néolibéralisme n'est pas un compromis : c'est une machine de guerre au service du capital qui rencontre aujourd'hui les limites de sa propre dynamique. Les diktats de la finance sont à l'origine de l'instabilité macroéconomique générée par l'insuffisance globale de la demande salariale. Au point que la mise au pas de la finance tout comme la réduction des inégalités reviennent en haut de l'agenda politique Les débats sur le salaire minimum en Allemagne, les timides avancées des droits sociaux en Chine ou la recrudescence des luttes salariales en France et en Russie en témoignent. Kenneth Rogoff, un économiste de Harvard en vue, ne déplorait t-il pas il y a quelques semaines le retour des syndicats ? Si la question de la justice sociale s'impose, celle de la crise du travail n'est plus seulement une préoccupation de santé publique mais aussi un problème économique pour les entreprises. Reparler au travail, reparler du travail est inévitable. Cette nécessaire libération de la parole laborieuse passe par la renaissance de solidarités. Elle peut ouvrir une brèche et, pourquoi pas, desserrer l'étau néolibéral au point de ranimer la flamme d'un horizon post-capitaliste.
Cédric Durand est économiste.
Liens:
[1] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/29012008/societe-generale-jerome-kerviel-assure-que-sa-hiera