Du « capitalisme de la barbichette » au « capitalisme de connivence », le système économique français est, de longue date, affublé de nombreux sobriquets. Ceux-ci soulignent souvent un trait distinctif : même s’il s’est converti aux règles anglo-saxonnes, le capitalisme hexagonal est moins transparent que d’autres. Et si c’est le plus souvent le marché qui commande, il reste que la politique génère des interfèrences. Ainsi y-t-il à Paris des banques d’affaires. Mais il y a aussi des « banques d’influence ». C'est de cette manière que les banquiers désignent les établissements qui acceptent de rendre des services, petits ou grands, aux hommes politiques ou aux hommes d'affaires de premier plan.
Est-ce dans cette catégorie qu’il faut classer les Caisses d’épargne ? En tout cas, Charles Milhaud [2], le président du directoire de la Caisse nationale des caisses d'épargne (CNCE), est un banquier qui sait se rendre utile. Depuis le début des années 2000, il a multiplié les aides aux journaux qui lui demandaient des subsides. A la demande du ministre des finances, Laurent Fabius, il a aidé à la recapitalisation de L’Humanité : le 15 mai 2001, les Caisses d’épargne ont participé à la création de la Société Humanité Investissements Pluralisme [3], aux côtés de Hachette (groupe Lagardère) et de TF1, laquelle société commune est entrée au capital du journal communiste à hauteur de 20 %. Dans le même mouvement, l’Ecureuil a apporté aussi des subsides à La Croix.
Dans le cas du journal Le Monde, Charles Milhaud s’est encore plus investi. Disposant depuis plusieurs années d’un conseiller secret, en la personne d’Alain Minc, le président du conseil de surveillance du journal, le patron de l’Ecureuil a accepté de venir au secours du groupe de presse, en 2003, en souscrivant aux obligations renouvelables en actions (ORA) émises par le groupe de presse à hauteur de 5 millions d’euros, mais à la condition que cela ne se sache pas. Une solution de portage des ORA du Monde souscrites par la CNCE a donc été organisée grâce au géant français de la réassurance, la SCOR, dont le patron est Denis Kessler, l’ancien numéro deux du Medef.
La CNCE est donc coutumière de ce genre de pratique, rendant, quand elle le juge utile, les services qu’on lui demande. Mais en 2006, ce système va s’emballer. Car pour rendre service au groupe Lagardère [4] – et à l’Elysée qui fait fortement pression en ce sens -, la CNCE va prendre des risques plus importants, très au-delà de ce qu’autorisent ses procédures internes. Pour mesurer le risque encouru par l’Ecureuil, il suffit de prendre connaissance du procès-verbal du comité des risques de la CNCE, en date du 17 mars 2006, dont MediaPart à obtenu une copie [document 1 [5], document 2 [6], document 3 [7], document 4 [8]]. Dans le souci de bien interpréter ce document, nous l’avons soumis à trois experts français du secteur bancaire, réputés pour leur sérieux, qui nous ont tous dit leur stupéfaction devant cette opération de vente à terme des titres EADS [9] pour le compte du groupe Lagardère (figurant parmi les principaux actionnaires du géant européen de l'aéronautique). Stupéfaction parce que la décision de la CNCE ne répond à aucun des critères habituels de la profession.
D’abord, le moment choisi laisse perplexe. Nous sommes en mars 2006, c’est-à-dire au moment précis où la CNCE, après avoir violé son pacte d’actionnaires avec la Caisse des dépôts et consignations [10] (CDC), s’est lancée dans la création de Natixis [11] avec les Banques populaires [12]. Oser se lancer dans une aventure financière avec les titres Lagardère à ce même moment relève donc d’un pari risqué. Approchées au même moment par la banque Lazard [13] et l’Elysée, d’autres banques, dont les Banques populaires, refusent sur le champ la même proposition.
La CNCE, elle, se lance dans l’aventure. En sachant pertinemment que l’opération porte sur des montants très supérieurs à ceux autorisés par ses procédures internes. Même si le document, signé par Charles Milhaud, n’en fait le constat que de manière elliptique, les chiffres évoqués en attestent. Le comité des risques rappelle d’entrée que les « limites actuelles » des engagements de la CNCE ne doivent pas dépasser « 255 millions d’euros ». Or, « la présente demande, ajoute le « PV », s’élève à 1,8 milliard d’euros, portant l’exposition potentielle à 2,55 milliards d’euros, soit 8,8% des fonds propres consolidés du Groupe Caisses d’épargne ». En clair, l’opération risque de conduire la CNCE à accepter des engagements dix fois supérieurs aux limites fixées dans ses procédures internes (de 255 millions à 2,55 milliard).
« Au vu de ces seuls chiffres, stupéfiants, n’importe quel banquier referme sur le champ le dossier », dit un professionnel. Le comité des risques de la CNCE, lui, recommande seulement d’abaisser le montant de l’opération « à 1,3 milliard d’euros à trois mois », ce qui reste toujours très au-dessus des limites autorisées. Le feu vert donné à l’opération est d’autant plus surprenant que la CNCE est dans l’opération à un double titre : elle est à la fois l’arrangeur du montage, au travers de sa filiale Ixis, et en même temps, elle est un investisseur - ce qui est contraire aux bonnes pratiques professionnelles.
Deuxième révélation apportée par ce « PV » : on découvre que IXIS-CIB, la filiale de la CNCE qui mène l’opération, « ne disposera d’aucune garantie accordée par Lagardère ou un tiers (…) et notamment pas de nantissement des actions EADS ». Selon les trois banquiers que nous avons consultés, cette modalité est, elle aussi, contraire aux règles du métier. Jamais une banque ne se lance dans une aventure aussi risquée sans obtenir en contrepartie une garantie, qui, le plus souvent, prend précisément la forme d’un nantissement des titres.
Troisième révélation : un dispositif technique passablement complexe prévoit qu’un profit généré par une appréciation du cours d’EADS profitera au groupe Lagardère mais, qu’en cas de baisse, le coût en sera supporté par la CNCE. Enfin, quatrième et dernière révélation : il n’est fait nulle part mention dans ce « PV » du gain que la CNCE pourrait espérer de cette opération. Or, c’est la fonction d’un tel comité : soupeser le profit possible d’une opération au regard des risques qui y sont attachés. Pour les trois experts que nous avons consultés, cette omission dans le « PV » d’un point qui aurait dû être central est la preuve manifeste de la logique strictement politique et non bancaire de l’opération.
L’épilogue de l’histoire est d’ailleurs prévisible. En ce début 2008, la CNCE sait qu'elle va perdre beaucoup d'argent à cause de cette opération. Au bas mot 50 millions d’euros. Ce qui n'est certes pas grand chose en proportion des moins-values considérables réalisées par la CNCE dans les affaires Natixis ou Nexity, mais ce qui est tout de même, en valeur absolue, une fortune.
Lundi. En pleine crise financière, les Caisses d’épargne préparent la suppression de 4000 emplois [14].
Le viol du pacte d’actionnaires passé avec la Caisse des dépôts [15].
Mardi. Au cœur de la crise des subprimes [16].
Mercredi. Une cascade de coûteuses opérations [17].
Jeudi. Opération à hauts risques en faveur de Lagardère.
Vendredi. Les réseaux du président Charles Milhaud.
Samedi. Les fonds à l’affût.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/laurent-mauduit
[2] http://www.groupe.caisse-epargne.com/asp/ci_modele2.aspx?np=dirigeants_ci&nv=20080111115416
[3] http://www.esj-lille.fr/spip.php?article181
[4] http://www.lagardere.com/234i/Groupe/Accueil-du-site.html
[5] http://www.mediapart.fr/files/CNCE-Comité_des_risques_p.1.jpg
[6] http://www.mediapart.fr/files/CNCE-Comité_des_risques_p.2.jpg
[7] http://www.mediapart.fr/files/CNCE-Comité_des_risques_p.3.jpg
[8] http://www.mediapart.fr/files/CNCE-Comité_des_risques_p.4.jpg
[9] http://www.eads.com/1024/fr/Homepage1024.html
[10] http://www.caissedesdepots.fr/
[11] http://www.natixis.com/jcms/c_5154/accueil
[12] http://www.banquepopulaire.fr/
[13] http://www.lazardfreresgestion.fr/
[14] http://Lundi. En pleine crise financière, les Caisses d’épargne préparent la suppression de 4000 emplois.
[15] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/28012008/1-le-viol-du-pacte-passe-avec-la-caisse-des-depots
[16] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/29012008/enquete-sur-la-crise-financiere-des-caisses-d-eparg
[17] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/un-journalisme-d-enquete/30012008/enquete-sur-la-crise-financiere-des-caisses-d-epar