C’est un penchant ancien du capitalisme français. Longtemps protégé des grands chocs de la mondialisation, il a adopté les règles du capitalisme anglo-saxon avec parfois les excès et l’aveuglement des nouveaux convertis. Des outrances du Crédit Lyonnais et de sa filiale Altus Finance dans les années 1980, jusqu’à la fuite en avant de Vivendi Universal au début des années 2000, en passant par l’engouement pour les stock-options, l’histoire économique récente fourmille d’embardées de ce type. Et sans doute notre histoire des Caisses d’épargne s’inscrit-elle dans cette filiation.
L’une des plus vieilles banques françaises, liées par toute son histoire à l’intérêt général et au monde mutualiste, est aussi l’une de celles qui s’est lancée le plus loin dans l’aventure américaine des « subprimes ». Et l’une de celles, donc, avec la Société Générale, qui va en payer le contrecoup le plus fort. La banque du Livret A, celle qui symbolise le placement en bon père de famille, est aussi celle qui a foncé, tête baissée, dans les produits les plus sophistiqués et les plus risqués générés par Wall Street. Du bas de laine jusqu’aux produits dérivés : L’Ecureuil s’est convertie à la haute voltige financière.
Reprenons donc le fil de notre histoire. Durant de longues semaines, après la création de Natixis [2], Charles Milhaud [3], le président du directoire de la Caisse nationale des Caisses d’épargne (CNCE), s’emploie à minimiser les conséquences pour sa propre maison de la rupture avec son actionnaire de référence, la Caisse des dépôts et consignations (CDC), qui lui a coûté 7 milliards d’euros. C’est peut-être cher payé, répète-t-il à l’envi, mais c’est « le prix de la liberté ». En clair, le jeu en vaut tout de même la chandelle puisque le nouveau-né, un géant mondial de la banque d’investissement, va compenser - et au-delà - l’effondrement des fonds propres de l’Ecureuil.
Le schéma est plaisant, mais en réalité, tout va se dérouler en sens contraire. D’abord, après six mois de relations de travail fructueuses entre la CNCE et les Banques populaires, le climat soudainement se détériore. Selon de nombreux témoignages, Charles Milhaud et Nicolas Mérindol, les deux principaux dirigeants de la CNCE, multiplient les embûches et les chicaneries à l’encontre de leurs nouveaux alliés, qui, au terme de l’accord, ont la responsabilité exécutive du nouvel établissement, Natixis.
Et puis surtout, une filiale américaine de la CNCE qui a été apportée à Natixis lors du mariage, et qui est dénommée CIFG [4], va empoisonner la vie de la nouvelle banque d’investissement, et même brutalement obscurcir son avenir. Avant le mariage, le groupe CNCE a, de fait, très mal géré cette entreprise qui intervient sur le marché à haut risque des crédits immobiliers aux Etats-Unis. Dans le jargon du métier, CIFG est une société spécialisée dans le « rehaussement » de crédit : en clair, c’est une société financière qui donne sa garantie aux organismes publics (collectivités locales notamment) ou privés qui lancent des emprunts sur les marchés financiers, garantie qui permet d’obtenir des taux d’intérêt plus avantageux. Les « rehausseurs » de crédit sont en quelque sorte des assureurs, qui pour inspirer confiance, doivent présenter une solidité financière à toute épreuve, et donc afficher impérativement la meilleure des notations des agences de notation financière, dénommée « AAA ».
Or, les Caisses d’épargne ont tout laissé aller à vau-l’eau dans les mois précédents. Dans l’espoir de marges mirifiques si la conjoncture est porteuse, CIFG augmente considérablement dans le courant de 2006 l’encours de ses crédits à risque : au cours de cette seule année, ses encours explosent de 38 milliards de dollars (25 milliards d’euros) en début d’année à 78 milliards de dollars (53 milliards d’euros) en fin d’année. Seulement voilà ! Loin d’être porteuse, la conjoncture devient désastreuse avec la crise des « subprimes » qui commence début 2007 et qui s’accélère à partir du mois d’août.
CIFG entre alors dans la tourmente, alors que certains de ces concurrents, tel FSA [5] (filiale de Dexia), beaucoup plus prudent, sont moins exposés à la crise. Scénario classique ! CIFG fait partie des « petits » du rehaussement de crédit. Pour gagner de l’argent dans un marché très concurrentiel, et pour gagner des parts de marché, la société est de plus en plus attirée par les contrats les plus rentables qui sont aussi les plus périlleux. Et comme au siège de la maison mère, la CNCE, personne ne s’en soucie, la fuite en avant est ininterrompue.
Début 2007, les dirigeants des Banques populaires, qui n’étaient guère enthousiastes à l’idée d’intégrer CIFG dans Natixis lors de sa création mais qui avaient cédé dans l’euphorie du mariage, se rendent alors compte que la CNCE a placé dans la banque d’investissement une véritable bombe à retardement. Quand les dirigeants de Natixis décident de vendre cette filiale américaine et donnent, en septembre 2007, un mandat à la banque Lazard pour trouver un acquéreur, il est déjà trop tard. Invendable ! Parmi d’autres investisseurs contactés, la Caisse des dépôts du Quebec [6] - dont on reparlera plus tard - jette très vite l’éponge.
Les dirigeants des Banques populaires mesurent donc très vite que la crédibilité de Natixis, dont le cours ne cesse de refluer (de 19,5 € l’action lors de la création, il finira par chuter sous les 12 € courant janvier 2008), exige une décision énergique. Ils comprennent que pour ne pas être dégradée par les agences de notation – ce qui est inconcevable pour un assureur dont la crédibilité doit être totale – CIFG doit impérativement être sortie du périmètre de Natixis. Mais les dirigeants de la CNCE ne l’entendent pas du tout de cette oreille : confrontés à une grave hémorragie de leurs fonds propres après la rupture avec la CDC, ils veulent que Natixis affronte seule la tempête sans avoir eux-mêmes à mettre de nouveau la main au portefeuille.
La Commission bancaire [7], qui est en France le « gendarme » des banques, fait discrètement savoir que ce « laisser-faire » est inconcevable et que les Banques populaires ont évidemment raison. Contrainte et forcée, la CNCE est obligée, à la fin de l’automne 2007, d’accepter le schéma. Le 22 novembre 2007, un plan de sauvetage [8] est donc annoncé : pour la somme symbolique de 2 dollars, les Banques populaires et la CNCE rachètent CIFG à leur filiale Natixis et recapitalisent la société en danger à hauteur de 1,5 milliard de dollars, soit 750 millions de dollars (509 millions d’euros) chacun.
Pour la CNCE, c’est donc la catastrophe. Après les 7 milliards d’euros de fonds propres perdus lors de la rupture avec la CDC, voici qu’à la fin de l’année 2007 l’équation financière devient de plus en plus difficile. Car avec l’effondrement du cours de Natixis, la CNCE est confrontée à une moins-value potentielle qui avoisine 1,9 milliard d’euros. Et par surcroît, elle va aussi devoir afficher dans ses comptes, cette somme de 509 millions d’euros qu’elle a dû débourser pour recapitaliser en catastrophe sa filiale mal gérée. D’autres « ardoises », beaucoup plus modestes, attendent aussi la CNCE, qui a par exemple accordé des emprunts à hauteur de 200 millions de dollars à CIFG en 2004.
Et ce n’est pas tout ! Selon de bonnes sources, la CNCE ainsi que l’une de ses principales filiales auraient pris en direct des positions importantes sur ce même marché des «subprimes». Comme pour les autres volets de cette enquête, MediaPart a souhaité en obtenir confirmation auprès de la direction des Caisses d’épargne, mais nos demandes d’entretien sont restées sans réponse.
Bref, au lieu du cercle vertueux que devait générer Natixis, c’est pour la CNCE la spirale des déficits. D’autant que nul ne sait, en ce début d’année 2008, si ces 509 millions d’euros lâchés pour CIFG suffiront. Si dans les prochains mois la crise des « subprimes » se creuse encore - ce que redoutent la plupart des experts - ne faudra-il pas le double, voire considérablement plus ? En ce début d’année 2008, les dirigeants de la CNCE ont de bonnes raisons de craindre un sinistre financier. Deux banques ont été chargées d’établir une évaluation confidentielle du risque maximal : Crédit suisse d’abord, pour le compte de Natixis, et la banque américaine Bear Sterns pour le compte de la CNCE. Aucune des deux n’a encore remis son étude. Même si le travail est très difficile à conduire, compte tenu du manque de visibilité, au siège de la CNCE, on sait qu’il ne faut rien exclure. Et surtout pas le pire.
Dans l’intervalle, CIFG a discrètement déménagé : depuis le 1er octobre 2007, la holding de la société s’est délocalisée à Hamilton, aux Bermudes [9]. L’un des paradis fiscaux parmi les plus accommodants au monde.
Notre grande enquête sur la gestion des Caisses d’épargne
Lundi. En pleine crise financière, les Caisses d’épargne préparent la suppression de 4000 emplois [10].
1. Le viol du pacte avec la Caisse des Dépots [11].
Mardi. 2. Au cœur de la crise des subprimes.
Mercredi.3. Des mauvaises opérations en cascade.
Jeudi. 4. La banque d’influence.
Vendredi. 5. Les réseaux du président Charles Milhaud.
Samedi. 6. Les fonds à l’affût.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/laurent-mauduit
[2] http://www.natixis.com/jcms/c_5154/accueil
[3] http://www.groupe.caisse-epargne.com/asp/ci_modele2.aspx?np=dirigeants_ci&nv=20080111115416
[4] http://www.cifg.com
[5] http://www.dexia.com/f/discover/risks_insurance.php
[6] http://www.lacaisse.com/
[7] http://www.banque-france.fr/fr/supervi/supervi_banc/cb/cb.htm
[8] http://www.natixis.fr/upload/docs/application/pdf/2007-11/22-11-07_cp_cifg__gbp_gce.pdf
[9] http://www.cifg.com/pdfs/CIFG_Bermuda.pdf
[10] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/28012008/en-pleine-crise-financiere-les-caisses-d-epargne-pr
[11] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/28012008/1-le-viol-du-pacte-passe-avec-la-caisse-des-depots-