Le début de l’histoire des turbulences dans lesquelles sont prises les Caisses d’épargne remonte à mars 2006. A cette époque, la Caisse nationale des caisses d’épargne [2] (CNCE) et la Caisse des dépôts et consignations [3] (CDC) sont arrimées l’une à l’autre.
L’une détient l’un des deux réseaux, avec celui de La Poste, au travers desquels sont distribués les Livrets A et joue un rôle décisif dans la rémunération de l’épargne populaire. L’autre gère les sommes ainsi collectées et peut y puiser pour assurer le financement du logement social.
Gérant deux missions d’intérêt général complémentaires, les deux institutions ont très logiquement des intérêts communs : la seconde est l’actionnaire de la première à hauteur de 35% de son capital. Les deux groupes sont aussi liés par un pacte d’actionnaires courant jusqu’en 2010, faisant notamment obligation à la CNCE d’informer la CDC de tout changement de stratégie. Les deux groupes, l’un public, l’autre d’origine mutualiste, sont donc, si l’on peut dire, « pacsés » l’un à l’autre. Et visiblement pour longtemps…
Comment imaginer qu’un grain de sable puisse venir gripper ces deux mécaniques, au cœur des politiques publiques françaises depuis plus de deux siècles ? Même les procédures de nominations garantissent la solidité de l’édifice : le directeur général de la CDC est nommé par décret du chef de l’Etat ; le président du directoire de la CNCE l’est par son conseil mais, compte tenu des missions d’intérêt général confiées à la maison, le ministre des finances doit aussi donner son agrément à sa nomination. Il est donc impossible que les deux maisons divorcent. Sauf à penser que la puissance publique puisse un jour se désintéresser de ces deux missions d’intérêt général et laisser l’une ou l’autre des deux entreprises voguer vers d’autres horizons.
C’est précisément ce qui va advenir en ce début d’année 2006. Secrètement, Charles Milhaud a depuis quelques mois pris langue, en violation de son pacte d’actionnaires, avec Philippe Dupont, le patron des Banques populaires, pour lui proposer de fusionner leurs divisions banque d’investissement. Quand l’affaire est ébruitée, elle suscite sur le champ l’indignation. D’abord pour une raison éthique ou morale. Ancien directeur général de la CDC et président l’Institut français des administrateurs, Daniel Lebègue dit sa stupéfaction dans une déclaration au Monde (15 mars 2006) : « Va-t-on enfin se décider à mettre à l'écart de la présidence de l'un de nos plus grands groupes, un homme [Charles Milhaud] qui ne respecte ni sa parole ni l'éthique professionnelle ? C'est une décision qui relève de la responsabilité du conseil de surveillance de la Caisse nationale des Caisses d'épargne et, le cas échéant, de la Commission bancaire, chargée de veiller à l'honorabilité des dirigeants, et du ministre des finances, qui donne son agrément à la nomination du président du directoire des Caisses d'épargne. »
Deux ans plus tard, le même Daniel Lebègue revient dans la vidéo ci-dessous sur l’affaire et en tire pour MediaPart les enseignements.
Autre autorité morale du monde financier, René Barbier de La Serre [6], ex-président du Conseil des marchés financiers (CMF), dit aussi au Monde (28 avril 2006) sa stupéfaction après ce viol du pacte d’actionnaires : « Je suis profondément étonné par la désinvolture avec laquelle la Caisse nationale des caisses d'épargne traite sa propre signature (...) Dans la vie économique courante, il n'y a pas d'échange sans respect des engagements pris. On aurait tort de penser que la vie financière fonctionne différemment : les marchés financiers requièrent régulation et éthique. »
Bien que rongé par un cancer qui finira par l’emporter à la fin de 2006, le patron de la CDC, Francis Mayer, est lui-même disposé à se battre pour faire prévaloir l’intérêt public. Mais en face de lui, nul soutien : le ministre des finances, Thierry Breton, laisse faire. Quant aux marchés financiers – appuyée par une bonne partie de la presse économique –, ils applaudissent la création de cette nouvelle banque, qui échappe au secteur public. Le mariage des deux divisions banque d’investissement de la CNCE et des Banques populaires (dont Ixis d’un côté, Natexis de l’autre) finit donc quelques mois plus tard à voir le jour et donne naissance à une nouvelle société, baptisée Natixis [7], contrôlée à parité (34,4% chacun) par les deux groupes fondateurs.
L’indifférence de la puissance publique, sinon sa complicité, va peser sur la suite de l’histoire. Trahie par son alliée historique, la CDC, qui gère de l’argent public, cherche évidemment à défendre ses intérêts et accepte de sortir du capital de la CNCE, mais à la condition que cette dernière en paie le prix fort. C’est donc le compromis qui est finalement trouvé : la CNCE doit signer un chèque fabuleux de 7 milliards d’euros pour bouter hors de ses murs son actionnaire de référence.
La CNCE gagne donc la bataille. Mais en apparence seulement car – même si nul ne s’en inquiète à l’époque, pas même Bercy - elle sort alors financièrement exsangue, avec des fonds propres qui ont été laminés par son coup de force. Or pour une banque, l’argent c’est évidemment le nerf de la guerre. Après la création de Natixis, la CNCE a donc une épée de Damoclès au-dessus de la tête. L’épée du ratio de solvabilité... Mais ce danger-là n’est pas le seul. Coupant ses amarres avec la CDC, la CNCE ne signifie-t-elle pas également, dès 2006, son désintérêt pour les missions d’intérêt général, et notamment pour sa mission centrale : la rémunération de l’épargne populaire ? Curieusement, à l’époque, nul ne prend garde, non plus, à cet aspect des choses. Deux ans plus tard, on se rend compte qu’il est pourtant décisif. Avec la remise en cause du monopole de distribution du Livret A et celle de la formule d’indexation de son taux de rémunération que le gouvernement vient d’annoncer – deux projets sur lesquels nous reviendrons dans le fil de cette enquête –, le système français de protection de l’épargne populaire vit sans doute ses derniers jours.
Mardi. Au cœur de la crise des subprimes [8].
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/laurent-mauduit
[2] http://www.groupe.caisse-epargne.com/asp/ci_modele2.aspx?np=cnce_ci&nv=20071102152352
[3] http://www.caissedesdepots.fr/
[4] http://www.dailymotion.com/video/x4705h_entretien-avec-daniel-lebegue_news
[5] http://www.dailymotion.com/Mediapart
[6] http://www.ppr.com/front__sectionId-283_Changelang-fr.html
[7] http://www.natixis.com/jcms/c_5154/accueil
[8] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/29012008/2-au-coeur-du-desastre-des-subprimes-enquete-sur-la