A force de regarder l'histoire par le trou de la serrure, on finit par avoir la vue basse. C'est une affection qui menace une partie des hommes politiques et des commentateurs de l’actuelle crise des marchés financiers.
La crise financière asiatique de 1997-98 avait provoqué sur les marchés une destruction de valeur de quelque 2.000 milliards de dollars. Depuis l'été dernier, la crise déclenchée par l'effondrement du marché américain des crédits hypothécaires à risque, aurait fait partir en fumée environ 5.000 milliards de dollars.
La qualifier de « sérieuse », comme l'a fait, dimanche 20 janvier, à Paris le directeur général du Fonds monétaire international, Dominique Strauss-Kahn, est l'euphémisme de l'année.
L'enchaînement récent des événements est conforme au cheminement habituel: les investisseurs s'installent d'abord dans le déni, en mettant en avant les « fondamentaux ». Puis viennent le doute, ensuite la panique (c'était vendredi 18 janvier), suivie par la capitulation (le mini krach de ce lundi), et ce que les anglo-saxons appellent le « dead cat bounce », le rebond technique. Il y aura assurément bien d'autres épisodes.
L'histoire des crises précédentes nous enseigne qu'une secousse financière de cette importance et qui, cette fois-ci, frappe au centre du système et non plus à sa périphérie, ne peut rester sans conséquences sérieuses sur l'économie réelle, celle qui met en jeu les conditions de vie et de travail de chacun.
Il serait dès lors légitime de s'interroger sur le rôle que pourrait ou devrait jouer le FMI, et son directeur général, dans la résolution de la crise. Sauf à considérer que cette institution multilatérale, qui a pour mandat de veiller au bon fonctionnement du système monétaire international et d'exercer la surveillance des économies de ses pays membres, y compris les plus puissants, s'est déjà résignée, comme l'OCDE, à n'être qu'un gros laboratoire d'idées.
Ironie de l'histoire, ce sont les deux prédécesseurs français de DSK qui ont eu à affronter au moins une crise financière majeure: celle de la dette latino-américaine, au début des années 80, dans le cas de Jacques de Larosière; la crise du peso mexicain, en 1994-95, et surtout l'ouragan financier sur l'Asie pour Michel Camdessus.
Jusqu'à présent, Dominique Strauss-Kahn, le nouveau (il est entré en fonction en novembre dernier) « MD » (managing director) comme on dit à Washington, a été d'une remarquable discrétion et l'institution qu'il dirige quasiment absente, si on excepte la mise en place de groupes de travail techniques, modèles mathématiques à l'appui, sur ce qu'il conviendrait de faire...après la crise. Bref, il y a une ouverture béante dans la coque du Titanic mais on s'active à ranger les transats sur le pont supérieur.
On chercherait en vain dans la littérature du FMI une analyse en profondeur d'un système qui fabrique les bulles spéculatives et les chocs financiers à répétition depuis le milieu des années 90. N'y aurait-il pas, par exemple, un lien de causalité entre les « déséquilibres globaux », que le Fonds a reçu mandat d'étudier, et les flux de liquidité qui ont alimenté la bulle internet puis la spéculation immobilière aux Etats-Unis? La réponse des autorités monétaires américaines, qui ont traité chaque secousse précédente par des injections massives et prolongées de liquidités, n'a-t-elle pas seulement retardé l'échéance inéluctable d'une remise en ordre structurelle de la première économie mondiale? Pour avoir abusé de la reflation sous Alan Greenspan, le monétarisme n'a-t-il pas démontré ses limites, comme avant lui le keynesianisme par laxisme budgétaire chronique?
Les Etats-Unis, premier actionnaire du Fonds, étant aujourd'hui en première ligne et leur responsabilité ouvertement engagée dans la déstabilisation de la planète financière, l'institution et son nouveau patron français vont être soumis à test brutal de crédibilité et d'indépendance. A moins de limiter la mission du FMI à la surveillance des seuls pays émergents ou en développement, victimes de difficultés de balance de paiement.
C'est bien ce que les pays d'Asie orientale avaient cru comprendre pendant la crise asiatique, ce qui les à conduit à chercher un substitut à la garantie mutuelle que devrait normalement leur apporter le Fonds dans l'accumulation de réserves de change totalement disproportionnées (3.000 milliards de dollars). Ce remède préventif coûteux s'est en fait traduit par un transfert de richesses du monde émergent (mais aussi des épargnants japonais) vers les consommateurs (et les intermédiaires financiers) américains. C’est aussi un piège puisque ces pays sont « collés » à leurs actifs en dollar qu'ils ne peuvent céder sans accélérer la dégringolade du billet vert.
Le FMI peut d'autant moins ignorer ce qui ce passe chez ses riches actionnaires majoritaires que les éléments déclencheurs des crises qui ont si durement frappés les pays en développement et émergents depuis trente ans ont leur origine dans le comportement des pays avancés. Deux exemples: la hausse brutale des taux d'intérêts directeurs américains en 1982, décidée par le président de la Réserve Fédérale Paul Volcker pour combattre l'inflation galopante aux Etats-Unis, fait « sauter » l'Amérique Latine; l'accord entre les Etats-Unis et le Japon en 1995 pour faire remonter le dollar face au yen, baptisé « accord du Plaza à l'envers » par l'économiste Kenneth Courtis, sème le vent qui deviendra la tempête asiatique.
Après la crise financière en Asie orientale, le FMI, manifestement déstabilisé par les critiques sur ses interventions, s'est endormi à la barre. On a fait semblant de croire que les garde-fous prudentiels (accords de Bâle sur les fonds propres des banques, rôle confié aux agences de notation pourtant prises en défaut en Asie orientale) permettraient de faire l'économie d'une réflexion sur les dysfonctionnements du système monétaire international. Les Européens ont consacré leurs efforts à la mise en place de l'euro, perçu à juste titre comme une protection mutuelle européenne contre les divagations du « roi dollar ».
Il est permis de s'interroger sur la responsabilité individuelle des directeurs généraux du Fonds qui ont succédé à Michel Camdessus, dans cette éclipse de l'institution: des hommes politiques, à la carrière nationale provisoirement mise entre parenthèses, et qui n'ont pas achevé des mandats sans relief. Horst Kölher d'abord, qui quitte prématurément le Fonds pour rentrer en Allemagne présider la République fédérale; Rodrigo de Rato ensuite, remercié avec le gouvernement Aznar par les électeurs espagnols, mais reparti encore plus vite vers son Espagne natale.
Comme ces deux prédécesseurs immédiats, Dominique Strauss-Kahn doit son arrivée à la tête du FMI à deux règles contestables. La première, aussi ancienne que l'institution, réserve le fauteuil de directeur général à un citoyen de la Vieille Europe, même si le monde qui nous entoure n'a plus rien à voir avec celui de 1946. La seconde, plus récente, donne désormais la priorité aux politiques « en réserve » sur les technocrates praticiens issus de la filière classique Trésor/banque centrale (Camdessus, Larosière mais aussi Pierre-Paul Schweitzer, le premier des quatre "MD" français). Reste à DSK à faire mentir le dicton « Jamais deux sans trois ».
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