La Commission d’enquête [2] sur les conditions de libération des infirmières et du médecin bulgares détenus en Libye, créée pour éclairer les coulisses du coup d’éclat français de cet été, présente aujourd'hui son rapport définitif. A cette occasion, la presse va découvrir que les députés (trente membres majoritairement UMP) n’ont pas bouclé leurs auditions le 13 décembre, comme annoncé, mais qu’une ultime « séance » s’est déroulée jeudi dernier, en toute discrétion et à huis clos, dans le bureau du rapporteur Axel Poniatowski (UMP, Val d’Oise), plutôt que dans la salle de l’Assemblée dédiée à la commission.
Contrairement aux dix neuf auditions précédentes, les journalistes n’avaient pas été conviés, ni même informés. A table : Boris Boillon, le conseiller technique de l’Elysée chargé de l’Afrique du Nord, dépêché en juillet à Tripoli aux côtés de Cécilia Sarkozy.
Cet arabophone, spécialiste du Maghreb [3], était en fait interrogé pour la seconde fois : « Il était déjà passé en décembre, explique un député. Mais c’était juste derrière Claude Guéant [le secrétaire général de l’Elysée] et le bordel médiatique afférent. Après le départ des caméras, nous nous étions relâchés et avions bâclé son audition ». Celle-ci avait à peine duré trente minutes, alors même que le conseiller « semblait plutôt bavard et très bien informé sur le mystérieux rôle du Qatar dans cette affaire », glisse un élu socialiste.
Début janvier, le président de la commission, Pierre Moscovici (PS, Doubs) avait donc demandé à réentendre M. Boillon, escomptant un début de réponse à la question suivante : le Qatar, officiellement simple médiateur dans les négociations franco-libyennes, remercié pour son « geste humanitaire » par Nicolas Sarkozy, a-t-il secrètement déboursé les 460 millions de dollars d’indemnisation exigés par Tripoli, octroyés aux familles accusant les infirmières d’avoir inoculé le virus du Sida à leurs enfants ? En clair, ce micro-Etat pétrolier a-t-il accepté de payer le « prix du sang » (la Diah dans la culture arabe), que la France a toujours refusé de verser ? Une hypothèse jamais démentie formellement devant les parlementaires par Claude Guéant [4] (« Je ne sais pas si [elle] est avérée ou non »), encore moins par Bernard Kouchner [5] (« On n’est pas à l’abri de certaines transactions financières »)…
Pour tenter d’éclaircir ce « détail », la commission a donc rappelé in extremis Boris Boillon. Lors de sa première audition, le conseiller de l’Elysée, sondé sur l’éventualité d’une contribution sonnante et trébuchante de Doha, avait en effet lâché, elliptique : « Je vous renvoie à (…) l’annonce il y a deux mois de la création d’un fonds [6] d’investissement qataro-libyen très important [destiné à soutenir des projets d’accès à l’eau dans les pays arabes]. Je n’ai pas les moyens d’établir un lien direct ; j’observe simplement que ce fonds existe…». Engourdis, les députés n’avaient pas réagi, pas creusé, pressés d’en terminer, voire d’attraper un train pour la province. Plus tard, certains élus avaient tout de même tiqué : quel rapport entre la naissance d’un tel fonds et l’élargissement des infirmières ? Le Qatar et la Libye ont-ils pu, à cette occasion, procéder à quelque arrangement financier ? Doha faire cadeau à Tripoli d’environ 400 millions de dollars ?
Jeudi dernier, une heure durant, les parlementaires ont ainsi prié Boris Boillon de « préciser » sa pensée : la référence au fonds d’investissement ne visait, leur a-t-il assuré, qu’à souligner l’existence d’intérêts communs qataro-libyens, qu’à justifier l’implication « politique » de Doha dans cette affaire... Soit. Mais reste alors cette question lancinante : qui a pris en charge l’indemnisation des familles ? « Mon intuition, c’est que l’argent est en fait libyen et le restera ; le colonel Kadhafi ne veut simplement pas l’admettre sous peine de perdre la face », avance Axel Poniatowski, président de la commission. D’autres députés continuent, toutefois, de penser que le Qatar a payé : « Comme nous n’avons aucune certitude, le rapport ne tranchera pas cette question », reconnaît M. Poniatowski. Trois mois d’enquête pour en arriver là ?
« Si la presse avait davantage suivi nos travaux, bousculé la commission, nous aurions peut-être mieux avancé », regrette le socialiste François Loncle. De fait, les journalistes n’ont couvert en masse que l’audition des infirmières, la première, très émouvante, puis celle de Claude Guéant. Entre les deux, pas grand monde.
Une raison de plus, pour MediaPart, d’investir dans les prochains mois l’Assemblée nationale, avec l’ambition de couvrir tous les aspects de la besogne parlementaire, y compris les moins spectaculaires, les plus ingrats. Non pas en jouant les greffiers, occupés dans l’hémicycle à retranscrire les joutes théâtrales, mais en investissant les coulisses, les groupes d’études, les multiples commissions. La réhabilitation du Parlement et du pouvoir législatif, défiguré par un exécutif omniprésent, suppose cette implication journalistique quotidienne au Palais-Bourbon. MediaPart s’y collera.
Pour écouter quelques extraits des déclarations faites sur le rôle du Qatar lors des différentes auditions, cliquez ici [7].
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/mathilde-mathieu
[2] http://www.assemblee-nationale.fr/13/dossiers/infirmieres_bulgares_accords_franco_libyens.asp
[3] http://www.afrik.com/article11910.html
[4] http://www.assemblee-nationale.fr/13/commissions/infirmieres_bulgares/infirmieres-20071213-4.asp
[5] http://www.assemblee-nationale.fr/13/commissions/infirmieres_bulgares/infirmieres-20071129-2.asp
[6] http://www.libyaninvestment.com/libya_news_archive.php?Info=2797
[7] http://assemblee.blog.lemonde.fr/2007/12/16/liberation-des-infirmieres-bulgares-le-qatar-a-t-il-paye-la-facture/