« Journalisme d’investigation »… l’expression est habituellement associée aux affaires politico-financières (lire à ce propos l’article sur notre site de Fabrice Lhomme [2]). Le journaliste d’investigation s’entend alors comme le reporter qui travaille, sur la base d’informations exclusives, à dévoiler des affaires de malversations financières, de corruption, d’abus de biens sociaux ou tout simplement de privilèges injustifiés, pérennisés par l’habitude, l’inertie du système et la discrétion de ceux qui en bénéficient. Ce travail d’enquête est nécessaire à l’information du grand public, a fortiori dans un contexte de capitalisme mondialisé, opaque et marqué par de hauts niveaux de collusion d’intérêts entre pouvoirs politiques, économiques et financiers. Le nouveau livre de la journaliste canadienne Naomi Klein, The Shock Doctrine [3], vient d’en apporter une nouvelle démonstration; il sort en France dans quelques mois.
Mais il existe aussi une autre tradition d’enquêtes au long cours, elles aussi appuyées sur des informations ignorées du grand public, pour d’autres raisons cette fois-ci. Parce qu’elles ont trait à des évolutions sociologiques, économiques ou culturelles trop récentes pour avoir été identifiées par les experts. Parce qu’elles sont masquées par les images toutes faites et les idées reçues; ou tout simplement parce que trop rares sont ceux qui prennent la peine d’aller voir ce qui se passe au-delà du spectacle médiatique. A quoi rêve-t-on dans les banlieues pavillonnaires ? Comment agriculteurs et rurbains cohabitent-ils ? Quel rapport peut-on bâtir au monde du travail quand on commence sa vie professionnelle en touchant le RMI ? Et qui a remarqué que l’on voit réapparaître ces vieux pauvres que l’Etat Providence avait voulu endiguer ? L’Observatoire des inégalités [4]est sur ces sujets une précieuse source d’informations.
Aux Etats-Unis, au début du XXe siècle, se forge un courant d’investigation sociale surnommé « muckraker [5] », littéralement « gratteur de boue et d’ordures » que les plus méprisants qualifient de « fouille-merde », fondé sur l’ambition de rendre compte de la misère des classes laborieuses de l’époque. Le journaliste Upton Sinclair [6] en est l’une des figures les plus emblématiques, notamment avec son roman sur les ouvriers des abattoirs The Jungle (1906) – une œuvre de fiction mais nourrie de l’observation empirique du milieu décrit. De son côté, Ida Tarbell s’attaque à l’histoire de la compagnie pétrolière Standard Oil et le photographe Jacob Riis livre, avec How the other half lives, un reportage d’anthologie sur la vie dans les taudis.
Après la Grande Dépression de 1929, le journaliste James Agee et le photographe Walker Evans partent à la rencontre des petits métayers frappés par la crise et écrivent un livre d’une exceptionnelle puissance descriptive, Louons maintenant les grands hommes. Plus près de nous, l’écrivain irlandais Robert Mc Liam Wilson et le photographe Donovan Wylie renouent avec cette tradition pour donner à voir et surtout à entendre les victimes de la politique thatchérienne des années 80 en Grande Bretagne dans Les Dépossédés (2005 pour la traduction française). Plus récemment encore, l’Italien Roberto Saviano [7] publie Gomorra, magistrale enquête sur la mafia napolitaine qui réussit à entremêler révélations sur les ramifications de la « Camorra » dans l’économie italienne et descriptions à couper le souffle de beauté et de dureté des habitants de la banlieue de Naples.
Tous ces livres ont en commun de révéler des zones d’ombres des sociétés qu’ils décrivent, de mettre à jour des rapports de pouvoir, de domination, d’exploitation habituellement occultés, mais aussi de donner à entendre des voix et des pensées le plus souvent ignorées. Autrement dit, de lier petite focale, ces gros plans minutieux sur le quotidien des personnes décrites, et plans larges, c’est-à-dire la capacité à intégrer ces menus récits et leur part anecdotique dans le cadre d’une analyse d’ensemble des grandes mutations politiques et économiques en cours.
C’est dans ce sillage que devrait pouvoir se construire un journalisme d’investigation sociale contemporain, sachant utiliser le texte, les images et le son pour rendre compte des réalités auxquelles il se frotte. Malgré la persistance d’une fracture numérique qui tient une partie de la population française (plus âgée, plus défavorisée) éloignée d’Internet et des cultures numériques, écrire et informer sur le web ne condamnent pas au ghetto sociologique.
Dans les mois qui viennent, vous trouverez donc au programme de MediaPart des enquêtes sur les souffrances au travail et la nouvelle condition salariale, les discriminations et les nouvelles formes d’inégalités, les transports et le logement, l’articulation entre question environnementale et question sociale… Ces sujets ne touchent pas les « marges » de la société mais bien le vaste nombre de gens ordinaires, sans visage, ceux qui sont les premiers touchés par la réforme en cours de la carte judiciaire, la Loi libertés et responsabilités des universités, la rénovation urbaine, les modifications des règles du regroupement familial, l’appauvrissement des sols et la pollution des villes.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/jade-lindgaard
[2] http://www.mediapart.fr/atelier-journal/article/07012008/renouer-avec-un-journalisme-d-enquete
[3] http://www.naomiklein.org/shock-doctrine
[4] http://www.inegalites.fr/index.php
[5] http://en.wikipedia.org/wiki/Muckraker
[6] http://en.wikipedia.org/wiki/Upton_Sinclair
[7] http://fr.wikipedia.org/wiki/Roberto_Saviano