Voici un livre qui défie les classifications, combat la clôture des disciplines et refuse l’enfermement des savoirs. Son sujet est cela même qui nous occupe ici, à MediaPart : le numérique, ses enjeux culturels et démocratiques, ses contenus et ses pratiques. Pourtant Milad Doueihi, l’auteur de La Grande conversion numérique (Seuil, 19 €), n’en est pas un spécialiste, juste un praticien, « numéricien par accident », dit-il, simple utilisateur d’ordinateur dans son quotidien professionnel d’historien du religieux en Occident. Or, loin de s’en culpabiliser, il se prévaut de ce point de vue banal et commun pour défendre une vision humaniste et universaliste d’Internet contre sa monopolisation par les experts, les technologues, les juristes et les financiers.
Le précédent ouvrage de Milad Doueihi, paru en 2006 dans la même collection « La librairie du XXIe siècle », concernait Le Paradis terrestre, ses mythes et ses philosophies. D’un titre à l’autre, l’historien des idées et l’usager d’ordinateurs se rejoignent pour appliquer la même démarche critique et compréhensive, lucide et empathique à la terre promise numérique qui lui semble culturellement menacée par l’alliance de la vulgate technologique et de la compétitivité économique. « Le débat sur le numérique, écrit Doueihi, est largement monopolisé par les technologues et les juristes : on n’y entend presque aucune voix humaniste (au sens d’un discours relevant des sciences humaines). »
Nous sommes tous des numériciens, clame Doueihi, sortant ce néologisme du seul monde des ingénieurs pour en faire la dénomination d’une nouvelle identité culturelle ouverte au plus grand nombre. Mais c’est pour mieux nous mettre en garde : « Le numérique n’a rien d’une utopie, il est notre nouvelle réalité, avec ses libertés et ses points noirs. Il est aussi, sans nul doute, l’avenir que nous en ferons ». Réflexion informée et rigoureuse sur l’émergence d’un nouveau « savoir-lire » dont l’écran est le support, cet essai nous invite à refuser la confiscation indue par les idéologues (sous l’alibi de la technique) ou les marchands (sous le masque de la gratuité) des débats sur l’avenir d’une pratique culturelle universelle, celle que recouvre l’usage d’un ordinateur et la fréquentation de la Toile.
Si nous invitons à le lire, en dehors de son intérêt intrinsèque, c’est parce que sa réflexion rejoint la discussion suscitée par l’annonce du projet MediaPart. Certains, dans leurs commentaires ou sur leurs blogs, nous ont fait le reproche de ne pas être vraiment du sérail, de ne pas appartenir à leur moderne tribu parce que venus du vieux monde du « print » (l’écrit imprimé, le papier), de ne pas maîtriser parfaitement les codes, usages et langages du Net. Ils trouveront sous la plume de Doueihi qui, tout numéricien par accident qu’il soit, n’en maîtrise pas moins les techniques, un plaidoyer qui pourrait être notre réponse. Ebauchant un dialogue culturel entre l’héritage du passé, la réalité du présent et l’inconnu du futur, Doueihi refuse les logiques d’exclusion qui réserveraient le Net, ses enjeux et son avenir à des compétences, des modèles et des formats uniques.
Placés du côté de l’utilisateur, fût-il timide, impressionné ou inexpérimenté, « les numériciens par accident, insiste-t-il, parlent avec des préjugés et ne s’en cachent pas, ce qui rend possible un débat ouvert et vigoureux sur la culture numérique. Ils sont la minorité non reconnue dont les efforts contribuent éminemment à garantir que l’environnement numérique reste opérationnel et accessible ». Et, surtout, qu’il ne soit pas confisqué par des pouvoirs, politiques ou économiques, les premiers servant souvent les seconds. Filant l’image de la conversion, Doueihi définit la nouvelle culture numérique comme « la seule rivale de la religion en tant que présence universelle », « une religion mondiale, avec ses prophètes et ses prêtres, ses institutions et ses chapelles, ses croyants, ses contestataires et ses schismatiques ».
Mais une religion, surtout émergente, contient toujours le risque du dogme et de l’aveuglement. Sans jamais verser dans la déploration rétrograde de ceux qui, à l’instar d’Alain Finkielkraut, rêvent de défendre culture et civilisation en les enfermant dans une tour d’ivoire interdite d’ordinateurs, Doueihi souligne tout ce à quoi la seule technique, adossée à l’appétit économique, peut rendre aveugle : à l’uniformité, à la similitude, à la banalisation, à l’inaccessibilité, à la superficialité, à l’immédiateté, à l’inégalité, etc. « Si certaines utilisations de la technologie numérique prennent en compte les spécificités locales et les identités culturelles, poursuit-il, l’impact global de la “ruée vers l’or” numérique a surtout été un appauvrissement de la diversité, au nom du conformisme ou, plus souvent, de la compétitivité économique. La dimension religieuse de la culture numérique a pour effet de niveler les différences et de réduire les facteurs locaux à de simples variables superficielles d’une culture technologique universelle et homogène. »
Volontariste et combattif, cet examen critique dessine le continent qui n’a pas encore été totalement exploré : celui des enjeux qualitatifs où les contenus ont la priorité sur les tuyaux, où l’invention d’un service véritable, l’apport d’une compétence indéniable, l’accès à un savoir maîtrisé l’emportent sur les consommations éphémères et moutonnières. Numéricien résolument converti, actif et participatif, Doueihi cherche à tâtons le nouvel idéal qui empêchera l’étouffement des immenses potentialités démocratiques et libératrices du Net sous les froids calculs ou les froides formules des égoïsmes marchand et technocratiques. Nul hasard sans doute si, dans un chapitre joliment intitulé « Le blogage de la cité », il en trouve des linéaments du côté de la relation entre journalisme (dit « citoyen ») et démocratie (rêvée « participative). Où l’on retrouve ce qu’en mars prochain, nous voudrions promouvoir avec MediaPart.
Homme du livre, mais qui ne le croit pas menacé par le numérique à tel point qu’il théorise des pratiques de lecture complémentaires entre l’imprimé et l’écran, Doueihi en assume l’héritage, mélange de valeurs et de hauteurs, dans le présent d’Internet. Et ce qu’il écrit à ce propos nous requiert : « Si, comme on l’a souvent soutenu, l’essor de la culture imprimée et le succès du livre en tant qu’objet culturel sont liés à la Réforme, peut-être avons-nous besoin aujourd’hui d’une Réforme numérique, capable d’encourager la compétence numérique dans sa quête de nouveaux horizons culturels ».
En exergue de son livre, Milad Doueihi a placé ce célèbre énoncé de René Char, dans ses Feuillets d’Hypnos : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Or Hannah Arendt avait déjà choisi cette énigme comme point de départ de Crise de la culture, dont la traduction française est paru en 1972. Cette résonance est logique tant le défi est toujours le même : comment ressourcer la tradition dans le présent du monde ? Comment refuser de céder à un éloge du changement pour le changement (par exemple, Tony Blair devant l’UMP), qui désoriente les hommes et égare les principes, divise les sociétés et accroît les inégalités ? Bref, comment réinventer un humanisme pour tous ?
Au débat sur le livre de Milad Doueihi à Paris, le 14 janvier
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/edwy-plenel
[2] http://www.dailymotion.com/video/x4361u_milad-doueihi-lauteur-de-la-grande_news
[3] http://www.dailymotion.com/Mediapart
[4] http://www.dailymotion.com/video/x42ixw_parmi-le-public-pourquoi-ils-soutie_news
[5] http://www.dailymotion.com/Mediapart