Hervé Chambonnière est journaliste au Télégramme de Brest. Il a 36 ans, et une mission: couvrir les affaires judiciaires. Mais depuis quelques jours, c'est plutôt la justice qui s'intéresse à lui. Et qui vient d'obtenir, une première en France, le relevé de ses conversations téléphoniques passées depuis son portable. A l'heure où Nicolas Sarkozy promet une loi sur la protection des sources pour 2008, MediaPart a enquêté.
L'affaire commence par le portrait d'une figure du « milieu » nantais des années 90, retrouvée morte et ligotée en 2006, dans l'estuaire de la Loire. L'article du Télégramme de Brest signé Hervé Chambonnière est complet. Documenté. Détaillé. Et c'est précisément ce qui agace les enquêteurs. Pour le parquet de Quimper, que nous avons joint, « l'affaire est particulièrement grave. Et l'article susceptible de porter préjudice au bon déroulement de l'enquête ». Quand il paraît, celle-ci est toujours en cours. La procureure de la République ouvre une enquête préliminaire pour viol du secret d'instruction.
Les choses ne traînent pas. En juillet 2006, Hervé Chambonnière est convoqué à la P.J. de Brest. Il se souvient de ce rendez-vous, «cordial», dit-il, aux allures de « convocation pour la forme ». Deux heures de discussion et Chambonnière se tait. Le journaliste en a le droit. L'article 109 du Code de procédure pénale stipule que « tout journaliste, entendu comme témoin sur des informations recueillies dans l'exercice de son activité, est libre de ne pas en révéler l'origine». Puis le temps passe. Et rien ne se passe. Jusqu'au mois dernier. En décembre 2007, un an et demi après la publication de l'article incriminé, Hervé Chambonnière apprend par la bande qu'un avocat est convoqué à son tour par la police judiciaire. «Je laisse couler, dit-il. Et puis, deux semaines après, je croise un autre avocat. Qui me dit être lui aussi convoqué ». Ça commence à faire beaucoup.
Le second avocat, c'est Vincent Omez, du barreau de Quimper. Il fut pendant un temps le conseil d'un des mis en cause. Etonné par sa convocation en qualité de témoin, il se rend tout de même dans les locaux de la P.J. de Rennes. Et, là, nouvelle surprise: « Le commandant de police me montre les listings des conversations téléphoniques du journaliste. Il y avait tous ses appels: les entrants et les sortants. J'ai dit au policier que j'étais en relation régulière avec des journalistes, que c'était mon droit le plus strict, et que je m'en tiendrai là». Aujourd'hui encore, il s'interroge : « Je ne sais pas quel était l'objet exact de cette convocation. Rechercher une quelconque vérité ou m'intimider?» Hervé Chambonnière, lui, a son idée: « Le but était avant tout de faire peur aux avocats. C'était une manière de leur dire “arrêtez de parler aux journalistes”. Et aussi, probablement, une façon de vouloir m'impressionner. Auprès de certains avocats, le message semble être bien passé...». Et dans un sourire un peu dépité, il avance: «Si ça continue, on va être obligé d'acheter des téléphones à carte, non nominatifs...».
La procureure de Quimper se défend, elle, de toute pression. Elle assure que sa réquisition pour obtenir le fameux relevé auprès d'Orange - l'opérateur qui équipe le journal breton – reste « dans un cadre légal et régulier. » Anne Kayanakis évoque même un arrêt récent de la Cour de cassation pour justifier « une ingérence nécessaire et proportionnée à but légitime ». En clair, il s'agit de contourner la loi. On respecte le droit des journalistes de se taire mais... on fait tout pour savoir avec qui ils parlent! En totale contradiction avec la Cour européenne des droits de l’homme qui a déjà condamné à plusieurs reprises la France sur ce point, estimant que « sans protection des sources efficace, il n’y a pas de vraie liberté de la presse dans un pays démocratique». Le parquet reconnaît sans mal la contradiction: « Nous avons d'un côté un principe: l'exigence de la protection des sources journalistiques, pierre angulaire de la liberté de la presse. Et de l'autre, un autre principe: le secret de l'instruction. Il serait légitime que le législateur se pose des questions sur cette contradiction ».
D'où l'indignation de maître Omez: « Cette façon de cibler certaines professions – avocats et journalistes – me déplaît fortement, dit-il. Je pourrais considérer la démarche de la justice différemment si l'on procédait de manière normale, équitable. Si l'on entendait toutes les personnes impliquées dans cette instruction ». A savoir les gendarmes, le greffier, le juge, les avocats et même... le Parquet. Ce que la procureure de Quimper admet volontiers. Selon nos informations, pourtant, seuls les avocats et le journaliste auraient été, pour l'instant, entendus.
Chez Orange, on s'abrite derrière le Code des postes et communications électroniques, qui fait obligation à l'entreprise de collaborer avec la police. « En tant qu'opérateur, nous n'avons pas le choix et ne faisons pas de distinction – journaliste ou pas journaliste », se défend-on. Sauf que. Là encore, la loi a prévu des exceptions. Pour les médecins, les notaires, les huissiers ou les... journalistes, tous soumis au secret professionnel, « la remise des documents [à la justice] ne peut intervenir qu'avec leur accord ». Et, là encore, il semblerait qu'on ait pris des libertés: la direction du Télégramme de Brest [2] assure n'avoir jamais donné son aval. D'autant qu'elle aurait été bien en mal de le faire puisqu'elle n'a même pas été sollicitée... Du côté d'Orange, on botte en touche: « C'est à la police ou à la justice de demander l'accord des intéressés. Et ça n'a manifestement pas été fait ».
Rappelons qu'il y a quelques jours [3], face à plusieurs centaines de journalistes, Nicolas Sarkozy avait déclaré depuis l'Elysée [4]: « S'agissant de la protection des sources, qu'elle soit dans les locaux professionnels ou dans le domicile privé, ma réponse est oui. Un journaliste digne de ce nom ne donne pas ses sources. Chacun doit le comprendre, doit l'accepter. Il m'arrive d'être mitigé sur le respect d'une certaine déontologie professionnelle par certains de vos confrères. Je ne l'ai jamais caché et je l'assume. Mais [...] je préfère les excès de la presse à l'absence de la presse. Donc la réponse est très précise : en 2008 on fera ce texte. » Manifestement, il y a urgence.
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/david-dufresne
[2] http://www.letelegramme.com/
[3] http://www.mediapart.fr/presse-en-debat/pouvoir-et-independance/08012008/voeux-quand-nicolas-sarkozy-se-joue-des-medias
[4] http://www.elysee.fr/download/?mode=press&filename=Conference_de_presse_du_8_janvier_2008_au_Palais_de_l_Elysee.pdf