Le lancement de MediaPart provoque une discussion animée, ici et sur divers blogs, sur le caractère payant de l'adhésion au futur site. De nombreuses études qui concernent directement Internet et son économie permettent d’alimenter ce débat. En matière de tarification, on distingue traditionnellement deux « couches » sur Internet : l'infrastructure, qui comporte les ordinateurs, les logiciels, les réseaux et l'accès Internet ; les contenus, qui composent tout ce qui est accessible sur Internet.
On a pris l'habitude, aujourd'hui, de payer pour l'infrastructure – et les projets de réseau alternatif libre et gratuit qui fleurissent à chaque révolution technologique échouent à peu près systématiquement [2]. A contrario, payer pour les contenus pose visiblement problème. Le modèle publicitaire continue d'être brandi comme le seul réaliste. Or le « ticket d'entrée » en termes de fréquentation pour accéder à des revenus publicitaires ne fait que croître. Et les publicitaires clament haut et fort [3] que le marché publicitaire mondial ne peut pas croître jusqu'au ciel.
Le modèle des contenus payants a souffert du malthusianisme des distributeurs [4] culturels (livre, musique, vidéo). Ils ont laissé se développer une offre illicite paradoxalement plus pratique et plus complète que la leur. Pour autant, certains marchés semblent se prêter à une offre « payante », de la presse professionnelle aux sites de rencontres en ligne, par exemple.
Cette vision repose sur deux hypothèses. En premier lieu, celle que l'infrastructure est un bien « classique », dont les coûts sont importants, alors que les contenus seraient un bien d'une autre nature. L'autre hypothèse est que la qualité des contenus est tributaire de celle de l'infrastructure (pas de vidéo streamée sans hauts débits, par exemple) mais, qu'au-delà, la qualité d'un contenu n'est pas tributaire de celle d'un autre contenu.
C'est cette deuxième hypothèse qui est aujourd'hui remise en cause par ceux qui pensent que les contenus ne sont pas indépendants les uns et des autres. Il existe, assurent-ils, certains contenus « primordiaux » qui sont des éléments cruciaux pour la qualité des autres. Ces contenus primordiaux ressembleraient alors aux éléments de l'infrastructure : participer à leur production ou à leur financement pourrait avoir du sens non seulement directement pour les consommer, mais aussi parce que leur disponibilité améliore la qualité d'autres contenus. On les appelle volontiers infostructure.
Le premier exemple qui vient à l'idée est Wikipedia. En offrant un premier niveau de connaissance sur à peu près n'importe quel sujet, l'encyclopédie en ligne, malgré ses insuffisances, contribue à améliorer considérablement les articles des bloggeurs qui l'utilisent pour se documenter. Mais il existe bien d'autres exemples : la structuration des débats et les règles de modération sur des forums, qui ressortent de ce que certains appellent l'architexte [5] (du texte qui contribue à architecturer, à structurer, d'autres textes), jouent un rôle crucial pour la qualité des débats sur un forum.
On substitue ainsi à la dichotomie infrastructure/contenus, une vision infostructure/communauté, où c'est l'ensemble de l'infostructure qui permet à la communauté d'émerger, de produire collectivement. Si l'infostructure est présente – et donc si quelqu'un paye pour elle – la communauté de qualité est gratuite. L'exemple cité par Benoît Thieulin dans son article sur la « blogosphère du non », lors du référendum européen de 2005, l'illustre à merveille : sans mise à disposition du texte sur Internet, pas de débat possible. Sans référence au texte, toutes les manipulations sont permises.
Qui paye pour l'infostructure ? Dans bien des cas, elle apparaît quasi-gratuite, parce que les économies d'échelle peuvent être phénoménales. Linux, Wikipedia ou d'autres ne sont pas gratuits : ils ont coûté un prix considérable (en temps passé par les uns et les autres, en infrastructure nécessaire pour que la mise à disposition sous forme libre soit possible). Mais un système d'exploitation, comme tout logiciel, peut être produit « une fois pour toutes » (ligne à ligne, tout de même). Il en est de même d'une encyclopédie ou d'une base de données de films comme IMDB, par exemple. La production y est cumulative. Chaque acquis ajoute à la valeur de l'ensemble.
Et l'information, qui est au centre du projet MediaPart ? Quelle est l'infostructure concernée ? C'est celle qui permet la discussion collective de qualité, la construction de sens, la confrontation rationnelle des positions et des arguments. Sans construction de faits vérifiés et indiscutables, pas de discussion apaisée, pas de débat de fond, pas de construction de sens. Il suffit d'avoir cherché à discuter sur le fond dans un forum en ligne pour se rendre compte que, trop souvent, le déni, la mauvaise foi et l'invective ne sont possibles que parce que l'infostructure est de mauvaise qualité. Parce que les architextes « forum » et « blog à commentaires libres » sont trop frustres pour permettre l'expression pertinente. Parce que l'anonymat généralisé favorise la querelle. Parce que sans faits vérifiés, il n'y a pas de construction de sens possible. Difficile de discuter des causes de la hausse des prix avec quelqu'un qui estime que « les chiffres de l'inflation sont faux ».
Le problème de l'information est que la produire coûte, en temps et en compétences, qu'on soit un gratuit distribué sur les quais de gare ou un média en ligne. Sur le web, elle coûte moins cher que sur le papier, et c'est la grande promesse de ce canal pour réinventer un média. Mais ce coût demeure, et ne peut être renvoyé aux internautes, sauf exception liée à une actualité particulière (la vidéo amateur qui « dévoile tout »). En d'autres termes, pour l'information quotidienne, la « loi de Linux [6] », chère à Richard Stallman, ne s'applique pas : les faits, à l'inverse des bogues, ne sont pas faciles à trouver, quel que soit le nombre d'yeux qui s'y appliquent.
L'infostructure nécessaire au débat citoyen est donc particulièrement coûteuse, et l'on ne peut pas construire un « gratuit de qualité » sur une infostructure de mauvaise qualité, produite sans règles, sans volonté ni garanties d'indépendance. C'est bien ce qu'on veut dire quand on parle de la presse comme « quatrième pouvoir » dans un régime démocratique. Et le « cinquième pouvoir » que certains ont voulu voir dans l'essor de la blogosphère ne trouve toute son efficacité que quand le quatrième joue son rôle. A défaut, il se réduit à un bavardage certes défoulant, mais sans effet réel. C’est ce qu’ont expérimenté, pour leur malheur, le démocrate américain Howard Dean et la candidate socialiste Ségolène Royal : la meilleure campagne en ligne perd dans les urnes.
C'est parce que, dans ce domaine particulier de l'information, la production de cette infostructure est spécialement coûteuse et l'indépendance non moins nécessaire, que nous avons besoin de votre soutien [7].
Liens:
[1] http://presite.mediapart.fr/atelier-journal/equipe/godefroy-beauvallet
[2] http://www-rcf.usc.edu/~fbar/Publications/jeffersonian-syndrome.PDF
[3] http://www.wikio.fr/news/Maurice Lévy
[4] http://www.culture.gouv.fr/culture/actualites/index-olivennes231107.htm
[5] http://www.interdisciplines.org/defispublicationweb/papers/18/version/original
[6] http://www.linux-france.org/article/these/cathedrale-bazar/cathedrale-bazar-4.html
[7] http://www.mediapart.fr/adhesion