Comment Internet bouscule une presse américaine malmenée par ses actionnaires

26/02/2008Par

Et si nous commencions par quelques nouvelles, peu réjouissantes, glanées ces derniers temps au fil de l’actualité de la crise économique de la presse américaine ?

 

- Par souci d’économie, le New York Times a littéralement subi une cure d’amaigrissement en août dernier : il a rétréci de 3,8 cm dans sa largeur, réduisant de 5% la surface consacrée aux informations. Durant la même période, son directeur Arthur Sulzberger a passé une partie de son temps à repousser les assauts d’un banquier de Morgan Stanley décidé à torpiller le pouvoir de la famille propriétaire, les Sulzberger, pour cause de manque de rentabilité. La semaine dernière, le directeur de la rédaction a annoncé la suppression de 100 postes de journalistes (sur 1330), alors que 3,8% des effectifs ont déjà disparu l’an passé.

 

- En 2006, le San Jose Mercury News, quotidien de la Silicon Valley fondé en 1851, c’est à dire bien avant l’apparition de l’informatique, a été vendu deux fois en une seule année. Il compte aujourd’hui deux fois moins de journalistes qu’au début du millénaire et son avenir semble incertain. Au mieux, « il pourrait ne survivre que sur le Net », selon l’ancienne rédactrice en chef Carole Leigh Hutton, remerciée il y a un mois.

 

- Depuis 2005, le Los Angeles Times a connu quatre directeurs de la rédaction. Tous (sauf le dernier en date, tout juste arrivé) ont claqué la porte ou ont été contraints de la prendre pour une même raison : ils ont refusé les coupes sombres à répétition dans les effectifs de la rédaction, demandées par le propriétaire, le groupe Tribune Co., basé à Chicago.

 

- En 2005, le groupe de presse New Times Media, déjà propriétaire de onze hebdomadaires locaux, a racheté le Village Voice, pilier historique de la presse alternative américaine, cofondé en 1955 par Norman Mailer. Le nouvel arrivant s’est empressé de remercier le grand journaliste d’investigation James Ridgeway, le prix Pulitzer Sidney Schanberg (par ailleurs héros de La Déchirure), le doyen des critiques-rocks américains Robert Christgau, et la chroniqueuse salace Rachel Kramer Bussel. Le Village Voice avait beau n’être plus que le pâle reflet de sa grande époque, il n’est aujourd’hui plus qu’un hebdomadaire poli et édulcoré.

 

- La série télévisée The Wire (Sur écoute), l’une des meilleures du petit écran américain, et sans aucun doute la plus en prise avec la société contemporaine, a entrepris le projet ambitieux d’ausculter les grands maux des Etats-Unis. Après la drogue, la corruption politique, le sort de la classe ouvrière et le système éducatif, le thème de la cinquième et ultime saison, qui a démarrée en janvier, n’est autre que la presse. Le créateur de The Wire sait de quoi il parle : David Simon est un ancien journaliste du Baltimore Sun (un quotidien passé de 450 à 300 journalistes en dix ans) et il est profondément en colère contre les économies imposées par les patrons de presse. « Pourquoi ne règle-t-on pas les problèmes du pays ? Parce que pendant que Rome brûle, les journalistes et le public concentrent leur attention sur autre chose : les serial killers, Britney Spears, les polémiques d’un jour… »

 

Ces nouvelles, sélectionnées subjectivement, reflètent un état partiel de la presse américaine, mais un fil conducteur émerge. Interrogez n’importe quel journaliste ou directeur de quotidien aux Etats-Unis sur la situation de la presse et il haussera les bras au ciel : « Le métier est en crise ! » « On ne s’en remettra jamais ! » « Internet nous a tués ! »

 

Les chiffres semblent confirmer cette situation. La publicité, qui assure 80% des ressources des journaux, a chuté de 7% l’an passé (la plus forte baisse en soixante ans). Certains des quotidiens les plus importants du pays comme le Los Angeles Times, le San Francisco Chronicle ou le Boston Globe ont perdu de 20% à 30% de leur diffusion ces dernières années. L’action en bourse du New York Times a chuté de 66% en cinq ans. Le Baltimore Sun a fermé son dernier bureau de correspondant à l’étranger l’an dernier – il en avait quinze il y a dix ans.

 

Dans cette avalanche de noires statistiques, il existe un chiffre que nul ne commente : les marges bénéficiaires des journaux et des groupes de presse. Gannett, le plus gros éditeur américain a dégagé 23% de rentabilité l’an passé. La Washington Post Company, éditeur du quotidien éponyme qui a procédé à plusieurs plans de départs volontaires depuis quatre ans, affiche une marge de 12,5%. Même la soi-disant sinistrée New York Times Company, critiquée par tous les financiers de Wall Street, a obtenu 8,3% de marge l’an dernier. Ces résultats feraient pâlir d’envie n’importe quel investisseur du Monde ou de Libération. Et pourtant, nous assène-t-on, la presse américaine est en crise…

 

Nul ne conteste la baisse du lectorat et son vieillissement, les coûts de fabrication et de distribution prohibitifs et en hausse, le tassement du marché publicitaire. Mais, au vu des bénéfices que continuent de dégager les journaux aux Etats-Unis, peut-on vraiment parler de crise ? « Le cœur du problème est un business model qui exige des profits toujours plus importants », nous explique Robert Rosenthal, un vétéran de la presse papier aujourd’hui directeur du Center for Investigative Reporting de Berkeley. Ou, pour dire les choses à la manière de feu-Molly Ivins, chroniqueuse texane pète-sec : « Les propriétaires de journaux ont inventé le plus remarquable des business plans : confrontés à une légère baisse de leur taux de rendement, ils résolvent le problème en diminuant la taille de leur produit et en le rendant moins intéressant et moins utile ! »

 

Confronté à cette équation implacable - moins de recettes=moins de journalistes=moins de qualité=moins de lecteurs=moins d’annonceurs=moins de recettes - , la plupart des résistants ou des nouveaux venus ont décidé de quitter le navire pour inventer autre chose. Le retour au modèle capitalistique « familial », s’il séduit quelques-uns, est lui aussi en déclin. Pour un Arthur Sulzberger, qui ne renâcle pas à débourser plus d’un million de dollars par an pour faire fonctionner le bureau du New York Times à Bagdad, combien de vénaux Chandler (Los Angeles Times), ou de Bancroft dépassés (Wall Street Journal) prêts à céder les bijoux de famille à Sam Zell ou Rupert Murdoch ? Il reste donc les deux voies qui, sans être franchement nouvelles, servent aujourd’hui de recours salutaire afin de préserver une certaine idée du journalisme et de la place de l’information dans la société.

 

Premier axe : les non-profits. Ces fondations sans but lucratif, financées par des mécènes, ont décidée de sortir complètement du modèle commercial. La dernière en date, ProPublica, dont nous avons déjà parlé ici, est en train de constituer son équipe après s’être dotée d’un Conseil éditorial impressionnant par sa qualité. Elle rejoint le Poynter Institute, qui édite l’un des meilleurs quotidiens locaux du pays, le St Petersburg Times, ou Mother Jones, vénérable magazine de gauche qui fût l’un des rares à rester insensible aux arguments de la Maison-Blanche avant l’invasion de l’Irak. On peut ajouter dans cette catégorie newassignment.net qui, grâce au financement de quelques mécènes, teste les limites et les avantages du journalisme participatif.

 

Le deuxième axe est évidemment la publication sur Internet. Les pionniers n’ont pas attendu la crise pour se lancer et prospérer. Salon ou Slate ont plus de dix ans d’ancienneté et sont toujours vaillants (le second, initialement financé par l’argent de poche de Bill Gates, est désormais bénéficiaire et dans le giron du Washington Post). Le Huffington Post, blog participatif originellement consacré au commentaire, s’est professionnalisé pour couvrir la présidentielle de 2008. Et il y a bien sûr The Politico, lancé il y a un an par quelques anciens du Washington Post, appuyés par le millionnaire Robert Allbritton. Son ambition de couvrir la politique, toujours la politique et encore la politique, a rencontré son lectorat en cette année électorale. Le site pointe en quinzième position des sites internet d’information les plus visités aux Etats-Unis, avec 2,3 millions de lecteurs mensuels.

 

Il y a deux semaines, John Harris, son directeur, nous expliquait que « même si le site est encore déficitaire, il devrait atteindre l’équilibre plus tôt que prévu, dans le courant de l’année 2009. » Pour cet ancien chef du service politique du Washington Post, « nous nous distinguons dans le ton et les choix d’articles que nous faisons. Nous ne sommes pas la compagnie d’électricité : nous ne sommes pas obligés de tout couvrir. Nous faisons des choix de sujets plus restreints, mais in fine plus pertinents que les quotidiens. Et nous sommes bien entendus plus réactifs. » Enfin, pas plus tard que la semaine dernière, le fondateur d’une des meilleurs chaînes locales du câble américain a annoncé qu’il démissionnait pour lancer en 2009 un site d’informations internationales, Global News, avec l’appoint de soixante-dix correspondants dans le monde.

 

Il ne faut pas non plus oublier les initiatives individuelles comme celle de Josh Marshall, journaliste pigiste et blogueur que l’on croisait penché sur son ordinateur dans les cafés de Washington en 2003. Grâce à une communauté de lecteurs le soutenant, il est aujourd’hui à New York à la tête d’une petite entreprise d’une demi-douzaine de muckcrackers via son site Talking Points Memo. Sans lui, les déclarations racistes de Trent Lott, leader des républicains au Sénat des Etats-Unis, ou la politisation du ministère de la Justice sous Alberto Gonzalez seraient passées comme une lettre à la poste. Mais parce qu’un journaliste veillait alors que ceux des « big médias » dormaient ou étaient trop occupés à préserver leur job, un pan du rideau a été levé sur les activités d’élus corrompus.

 

« L’élément crucial du succès des nouvelles formes de journalisme dépendra des relations entre ceux qui fournissent l’argent et ceux qui créent le produit, poursuit Robert Rosenthal. Ils devront arriver à une entente au sujet de leurs valeurs partagées et de leur passion pour l’entreprise journalistique qui ne s’évalue pas uniquement en termes financiers. Le journalisme, tel qu’il est toujours pratiqué dans les journaux papiers, n’est pas mort. Mais les journalistes doivent s’efforcer d’en sauvegarder l’essentiel et de l’adapter aux nouveaux médias, en devenant des éclaireurs dans cette période de profondes transformations. » C’est aussi ce que nous tenterons de faire à MediaPart.

Raymondb

Voila qui plaide bigrement en faveur de la démarche MediaPart !

C'est sans doute aussi parce qu'il ne faut pas être "attrape tout" tout le temps. La hiérarchie de l'information est la clé. Un juron n'est pas une information, la PAC est une question qu'il faut traiter et évoquer quand un Président visite le Salon de l'agriculture.

Joli panorama du far-west !
Mais on ne voit guère de solutions émergées.

Qu'en est il de vos contacts avec Marianne ?

La meilleure solution, c'est le journal monté par ses journalistes, et sans actionnaires extérieurs, et surtout pas introduit en Bourse.
Tous les bénéfices sont redistribués aux salariés, qui sont seuls responsables avec la direction nommée parmi les journalistes d'un succès gagné par la qualité d'un journal fondé surtout sur une ligne rédactionnelle, et non sur des stratégies marketing. Un journal n'est pas un produit, c'est une somme régulière du travail de ses enquêteurs-rédacteurs.