1968. Imposée par Pompidou, la publicité fait irruption sur les écrans de télévision

23/01/2008Par

Le 1er octobre 1968, l’ORTF a enfin l’impression de jouer dans la cour des grands. Sur la première chaîne, deux minutes avant le « journal du soir » de 20h, s’égrènent, annoncés par une musiquette horripilante sur fond de sigle RFP, les tout premiers messages publicitaires télévisés dévolus à des marques.

Dès cette intrusion initiale, la pub impose son univers : le rapport compulsif à la consommation avec un quidam en manque de Boursin, qui hurle sans arrêt le nom du fromage avant de trouver sa dose au frigo ; l’imposture et le virtuel avec le meuglement d’une vache accompagnant l’homme qui boit du Régilait, comme si la poudre valait le pis ; les prolégomènes de la femme-objet érotisée avec « indéformables les tricots Bel ! » ; la promesse d’une modernité à portée de main avec le « téléviseur portable » Schneider, objet nomade avant la lettre dans une France encore statique.

Longtemps la patrie avait résisté à la publicité, au nom d’une exception économique et culturelle. Les Etats-Unis avaient vu leurs premiers messages sur les petits écrans dès 1937, la Grande-Bretagne en 1955 (création de la chaîne privée ITV). La RFA, l’Italie et même l’Espagne de Franco avaient suivi.

La France devait ouvrir une première brèche en 1959, avec la « publicité compensée », c’est-à-dire d’intérêt général et sans qu’une marque ne fût citée, ainsi que l’anticipaient, dans de savoureuses saynètes de la fin 1958, Pierre Tchernia et Micheline Dax. Ces premières campagnes eurent pour thème « Suivez le bœuf », « Avec une orange tout s’arrange », « On a toujours besoin de petits pois chez soi », « La morue, parfum de la mer », ou encore « Changez de cravate, une cravate vous changera »…

Pas de quoi enthousiasmer le puissant groupe de pression des marchands en tous genres et des publicitaires de tous poils, Marcel Bleustein-Blanchet en tête. Celui-ci, avant-guerre, avait inventé le filon de la réclame moderne, sur Radio Cité, poste alors en sa possession (le monopole étatique des ondes devait être établi à la Libération). C’est ainsi qu’était né « le slogan chanté » (pour Dubonnet, les pâtes Bozon-Verduraz, ou « la Boldoflorine, la bonne tisane pour le foie »). De tels « petits bijoux poétiques et commerciaux », selon Bleustein-Blanchet, avaient donné un coup de fouet à la France qui, vingt ans après, à ses yeux, piétinait en matière publicitaire, avec la lourdeur de ses annonces pour les pruneaux, les bananes ou la chicorée. Du coup, la « publicité clandestine » faisait des ravages, avec des marques qui s’affichaient dans les stades ou durant le tour de France cycliste.

Mais un pays dirigé par un général qui écrivait comme deux Jules (César et Michelet), avec André Malraux trônant aux affaires culturelles, avec les normaliens Pompidou à Matignon et Peyrefitte à l’Information, un tel pays ne pouvait verser dans la vulgarité américaine ! Un sketch cocasse, mais dans la ligne d’Henri Salvador, fustige d’ailleurs, en 1963, le trop plein yankee auquel conduit la publicité déchaînée.

Les dernières digues allaient pourtant céder, à mesure que s’imposait Georges Pompidou, sensible à la fois aux milieux d’affaires et à la modernité. En mars 1965, dans le plus grand secret, un conseil restreint tenu à l’Élysée décide qu’une publicité digne de ce nom verra le jour à la télévision, après les élections législatives de 1967. Comment faire ? Une ordonnance du 2 février 1959 a bien érigé la RTF en établissement public industriel et commercial, qui échappe en principe au contrôle du Parlement. Celui-ci continue néanmoins de voter « l’autorisation » de percevoir la redevance. 

Surtout, le sourcilleux André Diligent a fait adopter, le 21 décembre 1960, un amendement stipulant qu’il faut l’avis du Parlement pour que la radio et la télévision puissent « accepter de nouvelles sources de financement ». Or M. Pompidou veut passer en force après les élections de 1967, qui lui ont donné une faible majorité. Il s’en remet au Conseil constitutionnel, dont il oriente astucieusement la réponse. Elle tombe le 30 janvier 1968 : l’introduction de la publicité à la télévision relève du domaine « réglementaire » (c’est-à-dire du gouvernement et non du domaine législatif, qui incombe au Parlement).

Une partie de la gauche se mobilise autour de la FGDS (Fédération de la gauche démocrate et socialiste) animée par François Mitterrand. Une motion de censure doit être déposée à propos de « l’introduction de la publicité de marques à l’ORTF », dont le directeur général aurait « traité du problème comme si la décision était prise et même irrévocablement acquise ». Le très habile Roland Dumas, député FGDS et principal rédacteur de la motion de censure, au dernier moment, oriente également son texte sur « la politique antidémocratique du gouvernement dans le domaine de l’information », pour attirer les centristes, voire les Républicains Indépendants de Valéry Giscard d’Estaing et Michel Poniatowski, tenus à l’écart d’une télévision cadenassée par les rouages gaullo-pompidoliens.

Dans sa précipitation, Roland Dumas commet un texte raturé, que le président de l’Assemblée nationale, Jacques Chaban-Delmas, le 17 avril 1968, fait mine de lire à grand peine, sous les huées de l’opposition déchaînée (claquements de pupitres et cris du genre : « Allez chez l’oculiste ! », « Retournez à l’école ! »).

Dans Le Monde (19 avril 1968), Pierre Viansson-Ponté s’indigne d’un spectacle parlementaire aussi navrant puisque, comme le note André Laurens dans ce quotidien, l’introduction de la publicité « qui avait provoqué la levée des boucliers ne suscite plus aujourd’hui le même effroi : on se préoccupe beaucoup plus de l’organiser que de l’interdire ». Le Times de Londres constate avec condescendance : « Dix ans après la télévision britannique, la télévision française sort de son âge héroïque. » 

Dans une Tribune (Le Monde du 23 avril), Jean de Beer, gaulliste de progrès, qui dialogue chaque samedi matin sur France Culture avec le communiste Francis Crémieux dans « Le Monde contemporain », écrit comme si l’affaire de la publicité « de marques » à la télévision était somme toute réglée : « Si les nouveaux crédits sont obligatoirement affectés, en priorité sinon exclusivement, à de meilleurs programmes, à un journal télévisé pourvu de moyens neufs et puissants, à un équipement technique moderne et efficace, à une plus large présence de l’opinion dans les échanges d’idées, à une action plus hardie vers l’étranger, bon, laissons payer les riches. »

C’est Jean-Jacques Servan-Schreiber qui s’érige en Cassandre salutaire dans L’Express : « Au moment où les Américains découvrent qu’il est indispensable à la santé morale et politique d’une démocratie moderne d’avoir au moins une chaîne nationale de télévision qui soit libre de tout publicité commerciale, le gouvernement français juge inévitable de copier, comme dans le reste, le modèle américain d’il y a quinze ans. » Et JJSS prévient que si la France n’est pas « en état de créer un type de civilisation post industrielle (d’ici à 1985), différent de la société américaine », ses dirigeants seront responsables « d’une politique d’abandon d’une civilisation originale et d’une puissance autonome ».

Bref, les centristes s’avèrent gaullistes et les gaullistes se retrouvent centristes. Et les débats à l’Assemblée nationale sur la fameuse motion de censure montrent que la faible majorité parlementaire de 1967 s’effrite (lire notre compte-rendu de ces débat). Le gaulliste de gauche René Capitant sembla donner raison à son ami et collègue professeur de droit Pierre Cot, à la fureur de Georges Pompidou, sur la défensive. Le même Pompidou dut subir les foudres policées de Valéry Giscard d’Estaing, alors évincé du gouvernement depuis deux ans. Les Roland Dumas, François Mitterrand, Gaston Defferre, ou Claude Estier se pourléchaient les babines : prétextant du mauvais usage de la télévision, ils sapaient le pouvoir gaulliste.

Patatras ! La jeunesse envahit les rues moins de deux semaines plus tard. Comble du paradoxe, le mouvement de mai 1968, sorte d’insurrection de l’esprit contre la société de consommation, permit au gouvernement, en catimini, pendant la « chienlit » et en usant de la voie réglementaire, d’introduire la publicité de marque à la télévision, sursaut consumériste par excellence ! Pour vendre les espaces publicitaires, est créée la Régie française de publicité, société anonyme à capitaux d’État, confiée à Jean-Claude Servan Schreiber, cousin réprouvé de JJSS et candidat malheureux contre François Mitterrand dans la Nièvre, lors des « élections de la trouille » de juin 1968, qui offrit au pouvoir une majorité phénoménale à l’Assemblée nationale.

L’automne, avec ses premières pubs à l’écran, sonne donc comme une revanche absolue sur le printemps 1968.

La suite relève de la boîte de Pandore. Certains secteurs étaient exclus de la publicité de marques à la télévision, pour les réserver à la presse (tabac, alcool, programmes immobiliers…). Mais dès 1969, l’interdiction tombe pour les produits de beauté ou les automobiles. « Sans oublier les lessives, se souvient Antoine de Tarlé, conseiller de François Régis Hutin (Ouest-France) et à l’époque administrateur à l’Assemblée nationale. Des familles entières d’annonceurs allaient se concentrer sur la télévision et disparaître de la presse. Dans les régions, les journaux allaient trouver des compensations grâce à certains micro- marchés publicitaires locaux. En revanche, pour les quotidiens nationaux qui avaient déjà souffert de l’arrivée des radios périphériques lors de la décennie précédente, l’ouverture de la télévision à la publicité allait porter un coup fatal : Combat ou L’Aurore, par exemple, n’allaient pas s’en remettre. Et l’effet dévastateur continue, avec l’autorisation, au 1er janvier 2006, de diffuser des publicités en faveur de la grande distribution jusqu’alors interdites sur les petits écrans. »

La publicité, limitée à la 1ère chaîne, envahit la seconde dès 1971. Elle représente 5 % du total des recettes en 1968, 14 % en 1969, 25 % en 1970, année où elle est plafonnée à une telle fraction. Les 25 % sont confirmés lors de l’éclatement de l’ORTF en 1974. C’est sous François Mitterrand, en 1982, qu’une majorité socialiste déplafonne les recettes publicitaires, permettant l’irruption du secteur privé, rendant possible et alléchante la privatisation d’une chaîne publique.

EN PRIME

« Souscrivez à l’abonnement steak ! ». C’est une parodie de publicité, datée de 1983 et signée « Merci Bernard », qui interpelle forcément MediaPart et ses lecteurs.

 

Les captures d'écran proviennent des spots publicitaires disponibles sur snptv.org

Sarkozy a fait de sa vie et de la société française un "espace pub" à grande échelle
Sortir la société, du réel, pour un monde factice avec comme unique représentation de l'homme , un "non- président" qui évolue comme un mauvais acteur de soap-opéra.
Cordialement

PRIVATISATION OU FUSION ?
Comment ne pas se demander quelle idée Sarkozy a en tête avec ce nouveau scoop, se demandait Alban, qui me vend des huîtres au marché, et qui s'éveille peu à peu à la conscience politique, avec mes encouragements enthousiastes.
Il a raison, Alban : la réponse ne serait-elle de préparer une privatisation, ou une fusion, selon le même principe que pour les fonctionnaires - moins de fonctionnaires, pour mieux les rémunérer -.
Ainsi, on pourrait nous vendre, après avoir étranglé France 2 et 3, en les privant de ses recettes publicitaires, qu'il vaut mieux une seule chaîne, pour mieux la doter, lui permettre d' améliorer son potentiel programmatique , son indépendance...
Au premier abord, on ne peut que se réjouir de ne plus voir ces stupides pubs, mais ne risque t-on pas de voir disparaître la pluralité dans le service public ?
Dans le cas de 1968, le profit pour l'Etat était le moteur de l'arrivée de la Pub, et en 2008...