Question sans réponse : la France compte-t-elle vraiment 100 000 SDF ?

21/02/2008Par
Sans abri et sans contours. Qui sont les SDF ? Combien sont-ils ? D’où viennent-ils et comment s’en sortent-ils ? Les vingt-sept associations de lutte contre l’exclusion et de défense du droit au logement qui appellent, jeudi soir 21 février, à un grand rassemblement à Paris (1) n’ont pas de réponses claires à ces questions pourtant apparemment rudimentaires. Pas plus que les pouvoirs publics.
 
Pour connaître le nombre de SDF, la seule étude fiable est celle qui fut menée par l’INSEE en 2001. Cette enquête d’une ampleur alors inédite s’était fixé pour objectif de réaliser une photographie de cette population un jour donné. L’étude, très lourde et très complexe, avait établi que 86 500 personnes avaient, la veille de l’enquête, «dormi dans un service d’hébergement ou dans un lieu non prévu pour l’habitation» . Depuis et de l’avis général, la situation a empiré. Mais dans quelle mesure ? 

Se basant sur la fréquentation des centres d’hébergement de l’époque et sur celle constatée aujourd’hui, ainsi que sur celle des accueils de jour et sur les repas servis, la fondation Abbé Pierre avance le chiffre de 100 000 SDF. Un chiffre que reprend Etienne Pinte , député UMP des Yvelines. Il a remis le 21 janvier au premier ministre François Fillon des « Propositions pour une relance de la politique de l'hébergement et de l'accès au logement ».

Dans ce rapport, le député ne pose pas la question du recensement. Aujourd’hui, il se justifie : «Nous sommes dans l’urgence. On ne peut pas donner l’impression d’attendre un nouveau diagnostic, on ne va pas chipoter sur les chiffres. Mais j’ai tout de même demandé aux préfets d’établir un état des lieux d’ici au 30 juin.» Sans que les méthodes et les outils nécessaires à cet état des lieux aient été plus amplement définis.

 
Prochaine enquête en 2012
La prochaine enquête INSEE sur la question, elle, n’est pas prévue avant… 2012. «C’est un délai beaucoup trop long, admet Etienne Pinte. Mais on peut espérer que d’ici là, on aura largement résolu le problème.» Un vœu pieux, selon François Brégou de la FNARS (Fédération nationale des associations d'accueil et de réinsertion sociale www.fnars.org), pour qui «le manque de données empêche de mettre en œuvre une politique publique dimensionnée» Selon la FNARS, «les équipes sociales ne sont pas équipées pour réaliser ce travail. Elles ne sont pas coordonnées entre elles. N’en résultent que des données locales éparses. Et certains quartiers ne sont pas du tout couverts.» François Brégou poursuit: «On n’a pas non plus d’étude d’ampleur sur ce qui conduit à la rue et ce qui permet de s’en sortir. Et pas suffisamment d’évaluation des politiques publiques».
 
Beaucoup d’associations dénoncent un pouvoir qui ne veut pas voir, pour ne pas à avoir à combattre. Maryse Marpsat, qui avait mené pour le compte de l’INED les travaux préparatoires à l’étude INSEE 2001, explique : «Lorsqu’on a décidé de mener une telle enquête en 1993 au CNIS (Conseil national de l’information statistique), on ne répondait pas à une demande du pouvoir politique.» La fondation Abbé Pierre confirme : «Les gouvernements ont longtemps considéré que la crise économique était conjoncturelle et que la question du « sans-abrisme » se règlerait avec le retour de la prospérité.» 

Entre deux études, il est certes possible de se référer aux enquêtes «établissements sociaux» de la Drees (Ministère de la santé) et aux travaux de l’ONPES (Observatoire national de la pauvreté et de l’exclusion sociale) . Mais ils sont loin d’être aussi précis. Aujourd’hui, les associations n'ont que des intuitions sur le fait que beaucoup de SDF se retrouvent à la rue après un passage en prison ou à l’hôpital psychiatrique. Des chercheurs ont aussi observé que beaucoup de jeunes SDF avaient été placés dans leur enfance. Mais les certitudes restent faibles dans toutes ces matières, ce qui bloque les politiques publiques.

 
La France marque sa différence
Peut-on faire plus ? Chargée de mission à l’INSEE, Maryse Marpsat est seule à travailler à plein temps sur le « sans abrisme » même si, selon elle, sept ou huit autres personnes touchent de plus ou moins loin à cette problématiques. Même chose à l’INED. «De toute façon, vu le peu d’attention que les politiques accordent à nos rapports…», entend-on maugréer à l’INSEE. Une analyse partagée par la fondation Abbé Pierre : « Dès les années 90, l’INSEE avait alerté sur le fait qu’avec les divorces, les familles éclatées et le vieillissement de la population, on fonçait vers un problème majeur de logement. Or personne ne l’a pris en compte.» Maryse Marpsat précise : «Il faut quand même rappeler qu’avant la France, personne n’avait mené une enquête d’une telle ampleur.» 

Depuis, l’Espagne a emprunté le même chemin. En Grande-Bretagne, les personnes dormant dans la rue ont été suivies de près. Et aujourd’hui, les statistiques officielles font état d’une baisse spectaculaire de leur nombre. Mais plusieurs associations soulignent que les politiques répressives menées en Grande-Bretagne ou ailleurs (arrêtés anti-mendicité, zones interdites aux clochards, bancs conçus pour qu’on ne puisse s’y allonger), conduisent souvent les SDF à se cacher. Et partout, les écueils sont les mêmes : comment recenser ceux qui vivent planqués, qui logent chez un tiers, ou qui ne se présentent jamais aux soupes populaires?

 
Des fichiers de SDF
Cependant, d’autres pays ont mis en place des systèmes de suivis destinés à adapter plus vite les politiques publiques. «Ce sont des systèmes de collectes de données permanentes informatisées, explique Freek Spinnewjn depuis Bruxelles, où est installée la Fédération européenne pour les personnes sans-abri (FEANTSA). Ces systèmes existent aussi en Irlande ou encore en Ecosse. On recense tous ceux qui entrent dans les structures d’accueil, tous ceux qui en sortent.» 

Les détracteurs de ce système expliquent qu’il conduit à établir un fichier de sans-papiers. D’autres pointent son coût. «Mais au moins permet-il de voir les tendances, les évolutions, alors qu’il est très difficile de tirer des conclusions d’une enquête « One shot » menée tous les dix ans, estime Freek Spinnewjn, pour qui le nombre exact de SDF n’est pas crucial. Mais il faut connaître les profils : plus ou moins de femmes qu’avant, de familles, des sans-papiers, etc. En France, les données recensées par le numéro urgence 115 restent insuffisantes.» 

Freek Spinnewjn met en avant un problème d’affichage politique: «Quand ce système a été mis en place en Ecosse, on a observé une très forte hausse du nombre de sans-abris. En réalité, c’est juste que la collecte de données était plus performante. C’est du coup politiquement difficile à assumer et à expliquer mais il faut passer par là pour connaître l’ampleur du problème. Aujourd’hui, l’Ecosse commence d’ailleurs à enrayer le phénomène.» En France, même si l’évolution était similaire, personne ne pourrait le démontrer.

 
 
(1) Les associations estiment que le chèque de 250 millions d’euros promis en janvier par François Fillon est largement insuffisant. Elles estiment les besoins à 1,5 milliard et appelent à un rassemblement jeudi 21 février, Place de la République à Paris, à partir de 18h  et jusqu’au petit matin.