Plan banlieue: les limites du "busing" contre les ghettos scolaires

08/02/2008Par

Pour déjouer la ghettoïsation scolaire, le plan « Espoir banlieue » présenté par Nicolas Sarkozy ce vendredi 8 février, prévoit d’expérimenter le "busing" dans les écoles primaires d’une cinquantaine de quartiers classés en zones urbaines sensibles (ZUS). Le concept est, en apparence, frappé au coin du bon sens. 
 

Il s'agit d'extraire les élèves de classes réputées plombées pour les intégrer, grâce à des cars de ramassage, dans d’autres établissements de leur commune, plus cotés. D'après le dispositif annoncé vendredi, seuls les enfants de CM1 et CM2 seront concernés. 

Ce mécanisme de déségrégation artificielle, ou dissémination des « mauvaises graines », mis en oeuvre aux Etats-Unis dès les années 1960 mais largement délaissé depuis quinze ans, fait figure de serpent de mer de la politique éducative française. Censé doper la mixité sociale, plus radical qu’un remodelage de la carte scolaire, le principe a beaucoup séduit ces dernières années, à droite comme à gauche, et notamment le socialiste Jack Lang au cours de son passage rue de Grenelle (2000-2002). Jusqu’ici, l’idée était toutefois restée au fond des tiroirs ministériels ; seules une poignée de communes de province, telles Oullins (Rhône) et Bergerac (Dordogne), ont pris l’initiative de la tester. 

Les services de communication de Fadela Amara présentent aujourd’hui le "busing" comme une pépite remontée du terrain, dénichée par la secrétaire d’Etat chargée de la politique de la ville en septembre dernier, lors d’une visite dans un quartier délabré d’Oullins. En réalité, Fadela Amara défend le dispositif depuis plusieurs années. Dans une tribune, publiée par Libération en 2006, l’ancienne présidente de l’association Ni putes ni soumises écrivait notamment : « C’est le seul moyen pour les filles et les garçons d’échapper à l’enfermement de la cité et d’acquérir les bases de leur émancipation »

Aux yeux du grand public, l’introduction du "busing" pourrait passer pour une preuve de pragmatisme et un gage d’ouverture à gauche. Un joli coup médiatique pour le gouvernement, très attendu sur la mixité sociale depuis qu’il a décrété la suppression progressive de la sectorisation scolaire. Mais quel bilan tirer des tentatives déjà menées en province par quelques villes moyennes ? Peut-on les transposer au cœur des grandes banlieues, en particulier franciliennes ? MediaPart revient ici sur les expériences de Bergerac (26 000 habitants) et Oullins (26 000 habitants également).
 

A Bergerac, une opération relativement réussie

Pour comprendre, il faut remonter à 1995. L’école du quartier de La Catte, micro-citée plantée à l’orée de la commune, foyer d’immigrés marocains, paraît s’enliser, stigmatisée et désertée par les classes moyennes voisines, promptes à trouver une dérogation. Une inspectrice iconoclaste de l’Education nationale convainc alors le député-maire Daniel Garrigue (UMP) de casser l’établissement repoussoir et de disperser la centaine d’enfants dans sept autres primaires, pour noyer le poisson et le poison de l’entre-soi. « La gauche n’a pas le monopole de la mixité sociale ! », clame l’édile.
 
La décision, prise sans concertation, provoque un tollé chez des parents du centre-ville, mais aussi dans les rangs de la gauche locale. Les instituteurs de La Catte, la FCPE, le Mrap, les Verts ou encore la Ligue des droits de l’homme pétitionnent pour dénoncer un « acte brutal » : « Priver un quartier de son école engendre une violence symbolique inacceptable ». C’est aussi, jugent-ils à l’époque, envoyer ces gamins au casse-pipe, dans des classes pas forcément préparées à héberger leurs différences.  

Beaucoup ont depuis retouché, voire remisé, leur diatribes. Interrogé l’an passé, à l’occasion d’un reportage sur place, le directeur d’une école d’accueil, Daniel Combert, « adversaire du busing en 1995 », décrivait en ces termes sa quinzaine d’élèves exfiltrés de La Catte : « Ils sont tirés vers le haut, stimulés scolairement. Surtout, ces enfants se mêlent aux autres, même s’il subsiste un noyau difficile à éclater, vu le nombre d’heures passées ensemble dans les bus ». Ce « converti » estimait toutefois que « le dispositif devait rester transitoire, en attendant une refonte de l’urbanisme et une dispersion non plus des élèves, mais des HLM…»

Même son de cloche chez Noël Monier, « de gauche », principal du collège de rattachement durant plusieurs années : « Quand ces gosses débarquent en 6ème, le gain s’avère considérable, surtout chez les filles. Au contact précoce de fils de docteurs ou d’avocats, ils développent des ambitions autres que celles induites par la cité ».

L’opération de "busing" a en plus été habilement menée par la mairie. Pour éviter de créer une friche, l’ancienne école élémentaire a été transformée en « club des sciences » et la maternelle préservée, avec une scolarisation dès 2 ans renforcée. Trois mères de La Catte, chargées de se poster à bord des bus, ont aussi décroché un CDI d’accompagnatrice : « En 1996, c’était pas tout rose à la descente du car, les parents chics râlaient, racontait l'an passé Jamila Henni. Mais maintenant, on ne gêne plus. Mon fils va même aux anniversaires, et moi j’invite ! ».
 
D’autres mères, toutefois, semblent bien moins convaincues, à l’image d’Aïda Malek, 49 ans, un fiston « en classe de centre-ville » : « Pourquoi répartir les petits, hein ? Mon grand n’a pas eu besoin d’eux pour épouser une Française ! L’intégration forcée, ils ont vu jouer ça où ! ». Quelques instituteurs continuent également d’exprimer leur scepticisme : « C’est une idée de casse-cou, à ne surtout pas systématiser ! », prévenait Pascal Baude en 2006, un brin devin. 

Contacté vendredi 8 février, après l’annonce du plan « Espoir banlieue », le député-maire de Bergerac s’est au contraire déclaré « ravi que le dispositif soit bientôt décliné » : « Attention, toutefois, à ne pas l’essayer dans des quartiers trop enclavés ; il faut plusieurs bonnes écoles accessibles en bus à proximité »

A Oullins, le "busing" critiqué par l’opposition socialiste

Si l’adjoint au maire (UMP) chargé des affaires scolaires, François Pourradier se félicite des résultats de « ses » transfuges (des CE2, CM1 et CM2 issus du quartier dégradé de La Saulaie, « bénéficiant » du "busing" depuis 2004), le candidat socialiste aux prochaines municipales note des « résultats mitigés ». « Rien à voir avec un remède miracle, insiste Jean-Louis Ubaud. Ca complique considérablement les relations entre les enseignants et les parents, peu enclins à se déplacer. Ce n’est pas le meilleur moyen d’impliquer les familles ! Privé de ses classes, le quartier de La Saulaie ne risque pas non plus de voir revenir des classes moyennes. Si je gagne en mars, j’annonce une sortie progressive du dispositif »
 
Aux Etats-Unis, le bilan du "busing" a déjà été dressé depuis une bonne décennie. Des parents aisés se réfugient dans le privé ou déménagent de plus en plus loin des ghettos ; les professeurs, dispensés d’une remise en question, renouvellent peu leurs méthodes ; les familles noires déchantent… Mais Fadela Amara veut tout tenter.

Ce qu'il faudrait vraiment, c'est une politique d'intégration à l'échelle de la ville entière. Que les "quartiers classés en zones urbaines sensibles (ZUS)" se transforment suffisamment pour se "déclasser" vers la "normalité", et qu'en même temps les quartiers "riches" se diversifient aussi avec des logements à bas prix.

Ainsi les élèves (et leurs parents…), oubliant le problème des déplacements, se focaliseraient sur l'harmonisation et la vie commune en bonne intelligence.

Le "busing", c'est un bon concept, bien sûr, qui va dans ce sens, mais c'est sûr que ça fait vraiment bricolage, en comparaison.

En tant que prof de collège difficile, je veux juste ajouter un commentaire "terrain".
Pardon c'est un peu long.

La gestion d'une classe se fait très bien dès lors que les élèves perturbateurs ou en difficulté sont en nombre réduit. Je dirais 3 ou 4 élèves. Dans ce cas, les élèves en difficulté se mêlent aux autres, s'intègrent, et font l'effort de remonter au classement. On assiste alors à de vrais miracles car les jeunes, quelque soit leur origine sociale, sont pleins de potentiel.
Mais la barre se situe là. A partir de 5 ou 6 élèves qui "gênent" le bon déroulement des cours, c'est la classe entière qui descend au contraire.
Cette limite est surement théorisable, il se trouve que dans un groupe de 30 élèves (ou de 24 dans mon cas), 5 élèves qui veulent "faire la loi" la font effectivement ! (prise de retard dans le cours, temps perdu en discipline, jeu de la provocation, insolence, etc. , voir l'affaire récente de la gifle).

Donc bien sûr je serais favorable au busing si je pense à mes propres élèves dont certains voient leur avenir gâché par l'effet de bande, de rébellion envers tout, propre à certains quartiers. Les sortir de là serait un cadeau pour eux. Et nombre d'entre eux en profiteraient utilement.

Par contre, ne jouons pas avec le feu. Intégrer 4 ou 5 gamins incendiaires dans une même classe d'un collège respectable c'est prendre le risque de transformer des fils d'avocats ou de cadres en "délinquants" potentiels (car certains fils de bonnes familles ne rêvent que de ça, surtout ceux qui entendent matin, midi et soir que les profs sont "nuls"). Il est tellement drôle de jouer les gros bras face au prof quand les parents soutiennent que c'est la faute du prof, et quand on a dans la classe des vrais durs qui disent n'avoir rien à perdre. Certains gamins n'hésitent pas à balancer des chaises à la figure du prof de musique, dans mon collège ! De quoi faire rêver bien des gosses de banlieues riches...
Est-ce une voie encore vers un pourrissement de l'éducation nationale égalitaire au profit du privé ? Je reste sceptique sur cette (bonne ou fausse bonne ?) idée.

Effectivement, je crains également que la quote des établissements privés ne cesse d'augmenter mais peut-on l'éviter?
Qui n'a pas entendu dire par ses parents: "celui là n'est pas une bonne fréquentation"? Cette réflexion n'est-elle pas valable dans tous les milieux?
La différence, c'est que les personnes financièrement privilégiées opteront de plus en plus pour le privé (les droits d'entrée vont certainement augmenter soit dit en passant).
Alors que faire pour favoriser la mixité sociale? Obliger les établissements privés à avoir un quotas d'élèves en difficulté (financière, sociale, comportementale), à l'image des villes qui doivent avoir leurs quotas de logements sociaux , sous peine de s'acquitter d'amendes?

Bonsoir,
Juste un chiffre au sujet des écoles privées : elles accueillent deux fois moins d'enfants d'ouvriers que le secteur public.
Vous posez dès lors la question de l'introduction de quotas d'enfants défavorisés... C'est bien sûr impossible.
Mais Nicolas Sarkozy a une idée, qu'il mijote depuis des mois sans l'avoir pour l'instant publiquement développée: il veut inciter les écoles cathos à s'implanter dans les ZEP. Comment? En faisant, dans ces cas-là, sauter le carcan du financement public des écoles privées, traditionnellement limité... Un système donnant-donnant: la collectivité aide davantage le privé, mais le privé aide davantage la collectivité... Des socialistes y avaient déjà pensé dans les années 1990, avant de reculer, de peur de braquer les syndicats. Est-ce une bonne idée?

Les leçons des expériences américaines négatives (au pluriel) avec le busing
ne sont pas forcément transposables en France. D'abord parce que la situation
des écoles publiques n'est pas strictement comparable. Aux Etats-Unis (d'où
je viens et où plusieurs membres de ma famille ont été ou sont encore des
enseignants dans les écoles publiques) les écoles sont financées par les communes.
Les communes riches, généralement en banlieue, ont ainsi le plus souvent
des écoles mieux dotées que les quartiers pauvres des grandes villes. On
parle encore de la "crise de busing" de Boston des années 70, quand les
cars transportant des enfants pauvres des quartiers à majorité noire vers
les écoles enfants pauvres dans les quartiers à majorité blanche
étaient accueillis par de la violence organisée par les parents de ces derniers.
Les enfants des familles aisées vivaient pour la plupart
en dehors de Boston et n'étaient pas concernés par la crise,
d'autant plus que la Cour Suprême avait interdit le busing entre
ville et banlieue (Milliken v. Bradley, 1974). Voir par exemple

http://www.curp.neu.edu/sitearchive/staffpicks.asp?id=1215.

Pour montrer leur bonne volonté, et pour donner à leurs enfants privilégiès
une expérience de "mixité sociale", certaines communes riches en dehors
de Boston font venir des lycéens de Boston en car tous les jours, en nombre
limité, bien sûr.

C'est certain que là où les ghettos résidentiels existent, ce n'est pas le busing
qui va les faire disparaître.