Nous sommes tous des numériciens !

14/01/2008Par
Auteur: 
Edwy Plenel

Voici un livre qui défie les classifications, combat la clôture des disciplines et refuse l’enfermement des savoirs. Son sujet est cela même qui nous occupe ici, à MediaPart : le numérique, ses enjeux culturels et démocratiques, ses contenus et ses pratiques. Pourtant Milad Doueihi, l’auteur de La Grande conversion numérique (Seuil, 19 €), n’en est pas un spécialiste, juste un praticien, « numéricien par accident », dit-il, simple utilisateur d’ordinateur dans son quotidien professionnel d’historien du religieux en Occident. Or, loin de s’en culpabiliser, il se prévaut de ce point de vue banal et commun pour défendre une vision humaniste et universaliste d’Internet contre sa monopolisation par les experts, les technologues, les juristes et les financiers.

Le précédent ouvrage de Milad Doueihi, paru en 2006 dans la même collection « La librairie du XXIe siècle », concernait Le Paradis terrestre, ses mythes et ses philosophies. D’un titre à l’autre, l’historien des idées et l’usager d’ordinateurs se rejoignent pour appliquer la même démarche critique et compréhensive, lucide et empathique à la terre promise numérique qui lui semble culturellement menacée par l’alliance de la vulgate technologique et de la compétitivité économique. « Le débat sur le numérique, écrit Doueihi, est largement monopolisé par les technologues et les juristes : on n’y entend presque aucune voix humaniste (au sens d’un discours relevant des sciences humaines). »

Nous sommes tous des numériciens, clame Doueihi, sortant ce néologisme du seul monde des ingénieurs pour en faire la dénomination d’une nouvelle identité culturelle ouverte au plus grand nombre. Mais c’est pour mieux nous mettre en garde : « Le numérique n’a rien d’une utopie, il est notre nouvelle réalité, avec ses libertés et ses points noirs. Il est aussi, sans nul doute, l’avenir que nous en ferons ». Réflexion informée et rigoureuse sur l’émergence d’un nouveau « savoir-lire » dont l’écran est le support, cet essai nous invite à refuser la confiscation indue par les idéologues (sous l’alibi de la technique) ou les marchands (sous le masque de la gratuité) des débats sur l’avenir d’une pratique culturelle universelle, celle que recouvre l’usage d’un ordinateur et la fréquentation de la Toile.

Si nous invitons à le lire, en dehors de son intérêt intrinsèque, c’est parce que sa réflexion rejoint la discussion suscitée par l’annonce du projet MediaPart. Certains, dans leurs commentaires ou sur leurs blogs, nous ont fait le reproche de ne pas être vraiment du sérail, de ne pas appartenir à leur moderne tribu parce que venus du vieux monde du « print » (l’écrit imprimé, le papier), de ne pas maîtriser parfaitement les codes, usages et langages du Net. Ils trouveront sous la plume de Doueihi qui, tout numéricien par accident qu’il soit, n’en maîtrise pas moins les techniques, un plaidoyer qui pourrait être notre réponse. Ebauchant un dialogue culturel entre l’héritage du passé, la réalité du présent et l’inconnu du futur, Doueihi refuse les logiques d’exclusion qui réserveraient le Net, ses enjeux et son avenir à des compétences, des modèles et des formats uniques.

Placés du côté de l’utilisateur, fût-il timide, impressionné ou inexpérimenté, « les numériciens par accident, insiste-t-il, parlent avec des préjugés et ne s’en cachent pas, ce qui rend possible un débat ouvert et vigoureux sur la culture numérique. Ils sont la minorité non reconnue dont les efforts contribuent éminemment à garantir que l’environnement numérique reste opérationnel et accessible ». Et, surtout, qu’il ne soit pas confisqué par des pouvoirs, politiques ou économiques, les premiers servant souvent les seconds. Filant l’image de la conversion, Doueihi définit la nouvelle culture numérique comme « la seule rivale de la religion en tant que présence universelle », « une religion mondiale, avec ses prophètes et ses prêtres, ses institutions et ses chapelles, ses croyants, ses contestataires et ses schismatiques ».

Mais une religion, surtout émergente, contient toujours le risque du dogme et de l’aveuglement. Sans jamais verser dans la déploration rétrograde de ceux qui, à l’instar d’Alain Finkielkraut, rêvent de défendre culture et civilisation en les enfermant dans une tour d’ivoire interdite d’ordinateurs, Doueihi souligne tout ce à quoi la seule technique, adossée à l’appétit économique, peut rendre aveugle : à l’uniformité, à la similitude, à la banalisation, à l’inaccessibilité, à la superficialité, à l’immédiateté, à l’inégalité, etc. « Si certaines utilisations de la technologie numérique prennent en compte les spécificités locales et les identités culturelles, poursuit-il, l’impact global de la “ruée vers l’or” numérique a surtout été un appauvrissement de la diversité, au nom du conformisme ou, plus souvent, de la compétitivité économique. La dimension religieuse de la culture numérique a pour effet de niveler les différences et de réduire les facteurs locaux à de simples variables superficielles d’une culture technologique universelle et homogène. »

Volontariste et combattif, cet examen critique dessine le continent qui n’a pas encore été totalement exploré : celui des enjeux qualitatifs où les contenus ont la priorité sur les tuyaux, où l’invention d’un service véritable, l’apport d’une compétence indéniable, l’accès à un savoir maîtrisé l’emportent sur les consommations éphémères et moutonnières. Numéricien résolument converti, actif et participatif, Doueihi cherche à tâtons le nouvel idéal qui empêchera l’étouffement des immenses potentialités démocratiques et libératrices du Net sous les froids calculs ou les froides formules des égoïsmes marchand et technocratiques. Nul hasard sans doute si, dans un chapitre joliment intitulé « Le blogage de la cité », il en trouve des linéaments du côté de la relation entre journalisme (dit « citoyen ») et démocratie (rêvée « participative). Où l’on retrouve ce qu’en mars prochain, nous voudrions promouvoir avec MediaPart.

Homme du livre, mais qui ne le croit pas menacé par le numérique à tel point qu’il théorise des pratiques de lecture complémentaires entre l’imprimé et l’écran, Doueihi en assume l’héritage, mélange de valeurs et de hauteurs, dans le présent d’Internet. Et ce qu’il écrit à ce propos nous requiert : « Si, comme on l’a souvent soutenu, l’essor de la culture imprimée et le succès du livre en tant qu’objet culturel sont liés à la Réforme, peut-être avons-nous besoin aujourd’hui d’une Réforme numérique, capable d’encourager la compétence numérique dans sa quête de nouveaux horizons culturels ».

En exergue de son livre, Milad Doueihi a placé ce célèbre énoncé de René Char, dans ses Feuillets d’Hypnos : « Notre héritage n’est précédé d’aucun testament ». Or Hannah Arendt avait déjà choisi cette énigme comme point de départ de Crise de la culture, dont la traduction française est paru en 1972. Cette résonance est logique tant le défi est toujours le même : comment ressourcer la tradition dans le présent du monde ? Comment refuser de céder à un éloge du changement pour le changement (par exemple, Tony Blair devant l’UMP), qui désoriente les hommes et égare les principes, divise les sociétés et accroît les inégalités ? Bref, comment réinventer un humanisme pour tous ?

Au débat sur le livre de Milad Doueihi à Paris, le 14 janvier

 

Cher MédiaPart,

Je voulais juste vous dire que cela fait du bien de lire le mot "humanisme"... Car, aujourd'hui plus que jamais, les journalistes doivent défendre des valeurs humanistes. Or ils sont trop souvent les spectateurs soi-disant objectifs mais indifférents des évènements qu'ils relatent, sans en capter la dimension et les implications humaines.
Alors si vous pouvez, M. Plenel et consors, faire revivre un journalisme qui remet l'humain au centre des débats, je vous en serai très reconnaissant et je continuerai de vous suivre.

Il ya quelques années, j'ai mis au point un papier quasi-inatérable pour la conservation des documents voués à l'archivage. Il est n'est pas sur le marché et ne risque pas d'y être. Des millions de données numériques sont perdues chaque année. Au Québec, l'Etat Civil devrait être numérisé sous peu. C'est la grande rafle au papier. Pourquoi? Lobbies divers? Coût de la gestion des documents? Incompétences?

En supplément de lecture, je vous suggère les livres de Lucien X Polastron: La grande Numérisation et Bibliothèques en Feu. Livres éloquents.

http://www.polastron.com/02_livres/la_grande_numerisation.html

Ma question:
Le numérique est-il une destruction soft de l'écrit et de la mémoire humaine? Parce qu'ultimement, sans électricité il n' y a plus d'artéfact possible et donc plus d'objets de mémoire.

Félicitations SyPa, pour votre brevet de papier inaltérable.

Le nouveau problème du papier, malheureusement, est écologique: besoin urgent pour la planète, d'abaisser la consommation de bois. Mais on peut espérer un futur dans lequel on aura maîtrisé le cycle complet, de la graine à l'arbre adulte etc jusqu'au produit fini, recyclable (votre brevet, je vous le souhaite...), parce qu'une chose est certaine:
La question de trouver des supports inaltérables est bien connue dans pas mal de domaines de la recherche scientifique, y compris chez les informaticiens qui savent fort bien que les supports habituels
(CDs, DVDs, disques durs, mémoire flash etc.)
ont une durée de vie beaucoup plus courte que le papier, la pierre taillée ou autre méthode ancestrale.

Le numérique est-il une destruction soft de l'écrit et de la mémoire humaine?

A mon avis, on ne perdra ni plus, ni moins, que ce qu'on a perdu au fil des âges. Pour d'autres raisons, pour les mêmes raisons, pour cause d'évolutions et de déclins, je crois que le gros sera perdu, et qu'il ne restera que quelques vestiges pour les musées, et trop peu pour comprendre complètement la civilisation qui les avait produits.

Techniquement, on sera toujours capable de transférer les données sur le nouveau support, jusqu'à ce qu'il se démode et qu'on recopie les données sur le suivant, etc.
Mais la perte sera due à l'humain.
Ce sera comme cet exemple de la Bible recopiée et expurgée de certaines notions par des moines pleins de bonnes intentions, ou comme sa traduction en interprétations du sens de certaines phrases, selon l'époque et qui n'auraient pas été les mêmes à une autre époque.
Et comme il ne nous reste qu'une copie, comment être sûr de ce qu'il y avait sur l'original?

L'erreur sera humaine. En aucun cas imputable à la technologie numérique.

D'abord un grand merci pour votre initiative ! Cela fait du bien de constater que la nouvelle révolution Gutenberg qui, comme la première, se présente d'abord comme un raz-de-marée industriel et commercial, n'emportera pas toute la culture sur son passage !
Il est heureux de voir que des naufragés réussissent à se hisser sur des îlots pour que les mots puissent encore éclairer les hommes, de plus en plus d'hommes, sur ce qui leur arrive.
Par métier à l'écoute de ceux qui ont la tête maintenue sous l'eau, je peux dire que ceux qui s'en relèvent ne s'appuient que sur la liberté dont nous faisons preuve avec les mots !
Non pas la liberté de dire ou d'écrire n'importe quoi comme on se déguise en clown pour attirer le chaland, mais la liberté de dire le vrai, ce vrai qui expose, ce vrai qui met l'auditeur ou le lecteur en position de penser quelque chose de nouveau qu'on ne lui a pas soufflé.

Bonjour Edwy, pour cet humanisme, je m'abonne.